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DISCOURS
DE LA
SERVITUDE VOLONTAIRE
SUIVI DU
MÉMOIRE
TOUCHANT L'ÉDIT DE JANVIER j562
[inédit]
L/V COLLECTION DES CHEFS-D'OEUVRE MECONNUS
EST PUBLIÉE SOUS LA. DIRECTION
DE M. GONZAGUE TRUC
La collection des « Ciiefs-d'Œuvre Méconnus >> est impri-
mée sur papier Bibliophile InaUérable (pur chiffon) de
Renage et d'Annonay, au format in- 16 Grand- Aigle
(13,5X19,5).
Le tirage est limilé à deux mille cinq cents exemplaires
numérotés de 1 à 2500.
Le présent exemplaire porte le N"
Le texte reproduit dans ce volume est, pour le
Discours, celui de l'édition Bonnefon, pour le Mémoire,
celui du manuscrit.
Maison natale de La Boktie, à Sarlat
Gravée par Achille Ouvré
t\^'^h^
COLLECTION
DES
CHEFS-D'ŒUVRE MÉCONNUS
t^.e<^.>a ^c LA BOÉTIE
DISCOURS
DE LA
SERVITUDE VOLONTAIRE
SUIVI DU
MÉMOIRE
TOUCFL\M LEDIT DE JANVIER 1662
[inédit]
et d'une LETTRE de M. le Conseiller de MONTAIGNE
INTRODUCTION ET NOTES
DE Paul BONNEFON
CONSERVATEUR DE L4 BIBLIOTHÈQUE DE l'ABSENAL
Orné d'un portrait gravé sur bois par OUVRÉ
gi G- 1 c ;? è
EDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
PARIS
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INTRODUCTION
DE
Paul BONNEFON
INTRODUCTION
DANS sa brève existence de trente-deux
ans, si La Boétie eut le temps de com-
poser plusieurs opuscules, fort divers
d'allure et de ton, il ne put en publier aucun.
Montaigne lui-même, héritier des papiers de
son ami disparu, imprima, dès 1571, les vers
latins ou français de La Boétie et ses traduc-
tions de Xcnophon et de Plutarque, mais il ne
jugea pas à propos de divulguer ni le Discours
de la Servitude volontaire, ni les Mémoires de
nos troubles sur redit de janvier 1562, dont
Montaigne confesse formellement la paternité
à La Boétie, mais à qui il trouvait « la façon
trop délicate et mignarde pour les abandonner
au grossier et pesant air d'une si malplaisante
saison ».
Ainsi, l'histoire de lœuvre de La Boétie
débutait sur une double obscurité : Montaigne,
qui imprimait les ouvrages de son ami ne pou-
vant soulever aucune difficulté, se taisait au
12 INTRODUCTION
contraire délibérément, sur tous ceux qui
pouvaient prêter à controverse ; et ce silence
offrait de la sorte, au contraire, matière à com-
mentaires dont on ne devait pas se priver.
Essayons d'expliquer ce que Montaigne a fait et
comment il a compris son devoir : le commen-
taire de l'œuvre même de La Boétie s'ensuivra
naturellement.
LE DISCOURS DE LA SEKVrrL'DE VOLOM'AUiE
Etienne de La Boétie naquit à Sarlat, le
mardi i"' novembre i53o. Son père, lieulenant
particulier du sénéchal de Périgord, mourut
prématurément. Il fut élevé par son oncle, curé
de Bouillonnas : c'est à celui-ci « qu'il doit son
institution et tout ce qu'il est et pouvait être »,
comme il le rappelle plus tard, à son lit de
mort. Où cette institution eut-elle lieu ?
Probablement dans la famille même, à Sarlat,
où le souffle de la Renaissance se faisait sentir,
à l'instigation de l'évêque, le cardinal Nicolas
Gaddi, parent des Médicis et véritable huma-
niste, dont le logis était voisin de celui de
La Boétie. On ignore également où ces
études se firent, peut-être à Bordeaux ou à
Bourges. En tout cas, elles s'achevèrent à
INTRODUCTION 13
Orléans, où La Boétie prit son grade de licen-
cié en droit civil, le 23 septembre i553, et
acquit dans un milieu aussi docte que géné-
reux l'information juridique nécessaire à un
futur magistrat.
Son précoce mérite ouvrit avant l'âge à La
Boétie les portes du Parlement de Bordeaux. Le
20 janvier i553, des lettres-patentes du roi
Henri II autorisaient Guillaume de Lur, con-
seiller, à résigner « son état et office en ladite
cour », en faveur de Maître Etienne de La
Boétie, qui n'avait alors que vingt-deux ans et
quelques mois. L'âge requis était vingt-
cinq ans. Aussi, le i3 octobre suivant, quelques
jours seulement après la délivrance du diplôme
de licencié, le roi octroyait de nouvelles
lettres-patentes, pour pourvoir La Boétie à
l'office de conseiller et y joignait des lettres de
dispense, permettant au jeune homme d'occu-
per sa charge. I^e postulant était admis à
l'exercice de sa fonction et prêtait serment le
17 mai i554, toutes chambres assemblées. Il
n'avait alors que vingt-trois ans et demi, et
l'exception, flatteuse assurément, n'était pas
exceptionnelle. Elle rapprochait ainsi, dès l'ori-
gine de leurs relations, deux noms qui devaient
se joindre davantage : Guillaume de Lur, sieur
de Longa, docte humaniste qui allait venir au
14 INTRODUCTION
Parlement de Paris, et Etienne de La Boétie,
humaniste lui aussi non moins fervent et
qu'agitaient déjà, si l'on en croit Montaigne,
de nobles ambitions. XXViïï
« C'est, dit celui-ci, au chapitre XX Vil du
livre I de ses Essais, à l'endroit où il parle pour
la première fois de l'opuscule de La Boétie,
dix-huit ans après sa perte, c'est un discours
auquel il donna le nom : De la Servitude volon-
taire ; mais ceux qui l'ont ignoré l'ont bien
proprement depuis rebaptisé : Le contre un. 11
l'écrivit par manière d'essai, en sa première
jeunesse, n'ayant pas atteint le dix-huitième
an de son âge, à l'honneur de la liberté contre
les tyrans. Il court piéçà es mains des gens
d'entendement, non sans bien grande et
méritée recommandation : car il est gentil et
plein tout ce qu'il est possible. Si y a il rien à
dire que ce ne soit le mieux qu'il pût faire, et
si, en l'âge que je l'ai connu plus avancé, il
eût pris un tel dessein que le mien, de mettre
par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs
choses rares et qui nous approcheraient bien
près de l'honneur de l'antiquité. Car, notam-
ment en cette partie des dons dénature, je n'en
connais nul qui lui soit comparable. Mais il
n'est demeuré de lui que ce discours, encore
par rencontre, et crois qu'il ne le vit onques
INTRODUCTION
puis quïl lui échappa, et quelques mémoires
sur cet Édit de janvier, fameux par nos
guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs
leur place. C'est ce que j'ai pu recouvrer de
ses reliques, outre le livret de ses œuvres,
que j'ai fait mettre en lumière ; et si suis
obligé particulièrement à cette pièce, d'autant
qu'elle a servi de moyen à notre première
accointance car elle me fut montrée avant
que je l'eusse vu, et me donna la première
connaissance de son nom, acheminant ainsi
celte amitié que nous avons nourrie, tant que
Dieu a voulu, entre nous, si entière et si
parfaite, que certainement il ne s'en lit guère
de pareille. »
Ainsi s'exprime Montaigne dans la première
édition de son œuvre : il maintient et confirme
tout ce qu'il a dit du caractère de La Boétie et
de son œuvre, et se corrige pourtant sur un
point, mettant seize au lieu de dix-huit quand
il déclare : « Mais oyons un peu parler ce
garçon de dix-huit ans. » Il est manifeste que
Montaigne rajeunit La Boétie, pour donner
moins de portée à son œuvre, que les événe-
ments ont singulièrement accentuée, et pour
qu'on ne s'y méprenne point, il se dédit
d'imprimer la Servitude volontaire, qui com-
mençait à être connue.
l6 INTRODUCTION
Montaigne s'en explique et dit clairement
comment les choses se passèrent. « Parce que
j'ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis
en lumière, et à mauvaise fin. par ceux qui
cherchent à troubler et à changer l'état de
notre police, sans se soucier s'ils l'amenderont,
qu'ils ont mêlé à d'autres écrits de leur farine,
je me suis dédit de le loger ici. Et afin que la
mémoire de l'auteur n'en soit intéressée en
l'endroit de ceux qui n'ont pu connaître de
près ses opinions et ses actions, je les avise
que le sujet fut traité par lui en son enfance,
par manière d'exercitation seulement, comme
sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des
livres. Je ne fais nul doute qu'il ne crût ce
qu'il écrivait, car il était assez consciencieux
pour ne mentir pas même en se jouant, et sais
davantage que, s'il eût à choisir, il eût mieux
aimé être né à Venise qu'à Sarlat ; mais il
avait une autre maxime souverainement
empreinte en son âme, d'obéir et de se soumet-
tre très religieusement aux lois sous lesquelles
il était né. 11 ne fut jamais un meilleur citoyen,
ni plus affectionné au repos de sa patrie, ni
plus ennemi des remuements et nouvelletés
de son temps : il eût bien plutôt employé sa
suffisance à les éteindre qu'à leur fournir de
quoi les émouvoir davantage ; il avait son
INTRODUCTION 17
esprit moulé au patron d'autres siècles que
ceux-ci. »
Ainsi s'exprime Montaigne et les faits vien-
nent confirmer ce qu'il en dit. Comme on le
voit, c'est contre son gré et sans son assenti-
ment que l'œuvre de La Boétie vit le jour.
Bientôt elle fut publiée. Dix ans après la mort
de La Boétie, en 1074, un long fragment était
inséré, sans commentaire, d'abord en latin
{Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopolita,
2^ dialogue, p. 1 28-1 34 et peu après en français
{Le réveille matin des Français, 2^ dialogue,
p. 182-190), un recueil dans lequel il n'était pas
malaisé de reconnaître la main de François
Hotman. L'esprit de polémique était plus
manifeste encore dans les Mémoires de lEsiat
de France, rassemblés en i574 par Simon Gou-
lard, un pamphlétaire huguenot qui insérait le
texte entier de l'œuvre de La Boétie, discrète-
ment accommodé à l'usage qu'on en préten-
dait faire.
La curiosité du lecteur était désormais attirée
sur cette œuvre. Maintes fois elle fut réimpri-
mée dans le recueil de Simon Goulard, Mé-
moires de l' Estât de France, qui reparut plusieurs
fois sous des formes diverses, mais toujours
avec le même titre, qui donnait un texte
accommodé, par endroits, aux aspirations de
INTRODUCTION
l'heure présente, et qui a subsisté jusqu'au
XIX* siècle. Les contemporains n'en ignoraient
pas moins, encore, l'œuvre précise de La
Boétie, et les esprits curieux se préoccupaient
toujours d'en posséder quelque copie exacte.
C'est ainsi qu'Henri de Mesme et Claude
Dupuy, qui tous les deux furent des amis de
Montaigne, avaient fait transcrire et possé-
daient dans leurs papiers une copie de la Ser-
vitude volontaire. Un troisième érudit, Jacopo
Corbinelli, vit un de ces manuscrits en 1570,
le lut avec grand plaisir et le trouva écrit « in
francese elegantissimo >), ce qui donne une
date certaine et apporte un renseignement pré-
cieux (Ri ta Calderini dei-Marchi, Jacopo Corbi
nelli et les érudits de son temps, d'après la corres-
pondance inédite Corbinelli- Pinelli (i 566- 1587),
Milan, 1914, P- 191)-
Ce témoignage de Corbinelli sert à prouver
que l'œuvre de La Boétie est bien de lui, qu'elle
fut composée à l'époque et dans les circons-
tances qu'on lui attribue et il n'y est point fait
d'allusion à Henri III, mais à Charles IX, qui
régna pendant quatorze ans, alors que les
troubles ensanglantaient chaque jour davan-
tage la France et fournissaient des occasions
naturelles à des interprétations erronées.
Un peu plus tard, les copies de La Boétie se
INTRODUCTION 19
multiplièrent, reproduisant toujours le texte de
Claude Dupuy ou d'Henri de Mesme, qu'on
trouve notamment dans les manuscrits fran-
çais 17, 298 (Séguier) et 20, 167 (Sainte-
Marthe). A mesure qu'il se répand, le Discours
de la Servitude est mieux connu et mieux
apprécié. Dans son Histoire universelle (édition
de Ruble, t. IV, p. 189), Agrippa d'Aubigné
cite nommément La Boétie parmi « les esprits
irrités qui avec merveilleuse hardiesse faisaient
imprimer livres portant ce qu'en d'autres sai-
sons on n'eût pas voulu dire à l'oreille » . Et le
même Agrippa d'Aubigné, dissertant de nou-
veau Du devoir naturel des rois et des sujets,
montrerait s'il l'eût fallu, « par le menu, com-
ment la vengeance de cette foi violée les a
poussés à remettre en lumière le livre de La
Boétie touchant la Sen'itude volontaire. » (Œu-
vres de d'Aubigné, éd. Réaume et de Caussade,
t. II, p. 36 et 39.)
Et ce témoignage est confirmé par un autre
contemporain, Pierre de L'Estoile : « Pour la
dernière batterie furent publiés en ce temps
(lô-.^i) les Mémoires de testât de France, impri-
més in-8, en trois volumes, à Genève, en Alle-
magne et ailleurs, qui est un fagotage et ramas
de toutes les pièces qu'on y a pu coudre pour
rendre cette journée odieuse ... avec tout plein
LA^ BOÉTIE 2
20 INTRODUCTION
de notables traités, comme celui de la Servitude
volontaire, qui, n'ayant été imprimé, y tient un
des premiers lieux pour être bien fait, pour
être faits, car, quant à la vérité de l'histoire,...
on n'en peut faire aucun état, ce qui était
toutefois le plus recherchable. Mais ayant été
lesdits Mémoires trop précipitamment mis
sur la presse n'ont pu éviter le nom de fables à
l'endroit de beaucoup, au lieu de celui d'his-
toire. )) {Registre journal de Pierre de L'Esloile
(1574-1589), publié par H. Omont. Mémoires
de la Société de l'Histoire de Paris, 1900, p. 6).
Tel est le témoignage d'un contemporain sur
ce w fagotage » sincère mais sans critique qui
tendrait, si on s'en tenait là, à faire de La
Boétie un pamphlétaire et un polémiste, écri-
vant sous l'inspiration du moment et mettant
au jour ce qui était composé depuis longtemps,
et publié avec l'intention de troubler davan-
tage les esprits. La vérité est tout autre, est-il
besoin de le dire ? Écrit en pleine jeunesse, à
une date qu'on ne saurait préciser, par suite
d'une correction malencontreuse de Montai-
gne, mais qui ne peut osciller qu'entre la
seizième et la dix-huitième année de son âge,
c'est-à-dire vers i548, remanié sans doute et
complété vers i55o ou i55i, alors âgé de vingt
ans environ, dans toute l'ardeur d'un esprit
INTRODUCTION 21
généreux et convaincu, La Boétie ne pouvait
qu'exhaler la sincérité de ses aspirations. Faut-
il s'étonner qu'elles fussent à la fois doctes et
libérales, ce qu'elles étaient, alors que La Boétie
put retoucher son œuvre et se mêler pour un
temps au savant milieu de Ronsard, de Du
Bellay, de Baïf ? S'il était moins réputé, l'en-
tourage ordinaire de La Boétie n'en était pas
moins remarquable, dans une famille essentiel-
lement de judicature, — sa mère était une
Calvimont et sa femme une de Carie, — égale-
ment réputée dans la jurisprudence et dans
les lettres. Ainsi encadré, dans cet entourage
savant, La Boétie, vaquant d'abord avec réserve
aux obligations de sa charge, ne pouvait que
s'abandonner à son penchant naturel d'huma-
niste ardeQt et généreux.
C'est ainsi que se formait cet esprit spon-
tané, concentré dans ses aspirations, qui écla-
tait dans ses élans, avec la vivacité d'un cœur
franc et noble. Il s'abandonnait à son inspira-
tion, lui donnant la vivacité, la netteté de
l'expression, la laissant, comme elle d'origine,
généreuse et décousue. Pour y trouver un
ordre naturel et logique, il suffit d'y suivre,
sans esprit préconçu, l'argumentation de La
Boétie. Bien entendu, il y mêle sans cesse des
réminiscences classiques, surtout dans la
22 INTRODUCTION
pensée, car, s'il s'en imprègne, il sait lui
donner le tour de la pensée antique, se l'assi-
mile, la traduit avec un réel sentiment de l'hu-
manisme qui soutient la générosité de son
œuvre.
Bien des fois on a étudié dans le détail
l'esprit qui inspire la Servitude volontaire. Nul
ne l'a fait par le menu, ni avec plus de mé-
thode, que M. Louis Delaruelle dans son étude
sur l'Inspiration antique dans le « Discours de la
Servitude volontaire » {Revue d'histoire littéraire
de la France, igio, p, 34-52). Tout y est anti-
que en effet, l'inspiration comme le forme :
sobre, nette et ferme, que l'idée suscite et pare
de son goût. « Mais, comme l'a dit fort ingé-
nieusement Prévost-Paradol, malgré ce com-
mun éloignement, — de Montaigne et de La
Boétie, — pour toutes les apparences d'excès,
il y avait en La Boétie une certaine ardeur
d'ambition et un penchant à intervenir dans
les affaires humaines, qui manquaient à Mon-
taigne. 11 avait plus de confiance, ou, si l'on
veut, il se faisait plus d'illusion sur la possibi-
lité de donner à l'intelligence et à l'honnêteté
un rôle utile dans les divers mouvements de ce
monde. Montaigne nous avoue que son ami
eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat ;
plus explicite encore dans une lettre au chan-
INTRODUCTION 23
celier de L'Hospital, il regrette que La Boétie
ait croupi « es cendres de son foyer domes-
tique, au grand dommage du bien commun.
Ainsi, ajoute-t-il, sont demeurées oisives en
lui beaucoup de grandes parties desquelles la
chose publique eût pu tirer du service et lui
de la gloire ». On croirait volontiers entendre
dans ce regret le murmure de La Boétie s'exha-
lant après sa mort par cette bouche fraternelle :
mais lui-même enlevé, comme Vauvenargues
devait l'être un jour, à la fleur de l'âge, a
laissé échapper en mourant ce que Vauve-
nargues avait répété toute sa vie : « Par aven-
ture, dit-il à Montaigne, n'étais-je point né si
inutile que je n'eusse moyen de faire service à
la chose publique ? Quoi qu'il en soit, je suis
prêt à partir quand il plaira à Dieu. »
Entre cet espoir et ce regret, c'est toute la
distance qui sépare la Servitude volontaire des
Essais. Jeune et ardent, La Boétie croyait
l'avenir ouvert devant lui et voulait surtout
servir le bien commun, tandis que Montai-
gne, en se sentant instruit par l'expérience,
n'avait pas gardé son illusion sur l'humanité.
Devant la leçon des faits, La Boétie avait perdu
sa confiance généreuse : il croyait moins spon-
tanément à la franchise naturelle du genre
humain et servait moins volontairement son
24 INTRODUCTION
utopie. La vie et le contact des hommes eussent
fait leur œuvre naturelle et attiédi son ardeur
comme elles eussent tempéré son impulsion.
C'est pour cela que Montaigne, modéré et assagi
par l'âge, s'essaie à rajeunir La Boétie pour
prêter moins d'importance à son action. Loin
delà surfaire, il l'atténue, adoucissant son acte,
préférant laisser son langage sans écho plutôt
que de lui prêter une portée excessive et
injuste. Là est l'unique raison de son attitude :
c'est pourquoi il a préféré se taire que livrer à
des commentaires injustifiés et excessifs la Ser-
vitude volontaire d'abord, et ensuite le Mémoire
sur rÉdit de janvier 1562. Malgré les risques
auxquels l'exposait le silence de La Boétie, il
aime mieux laisser sa pensée inconnue que
permettre qu'on la travestisse : il savait que le
temps finirait par la mettre au jour sous son
véritable aspect. Et on ne saurait dire que ce
calcul ait été trompé, puisque l'œuvre entière
de La Boétie a été imprimée sans que Mon-
taigne lait laissé fausser.
C'est pourquoi Montaigne laissa le langage
de La Boétie ce qu'il était à l'origine : hardi et
vigoureux, peu porté vers les innovations de
tout genre, comme devait l'être celui d'un futur
magistrat, sans sympathie pour les téméraires,
Tilême généreux. Déjà on connaissait depuis
INTRODUCTION 2$
quelque temps, plus ou moins ouvertement,
ce fier langage tout plein du culte de la liberté
et de l'exécration de la tyrannie. Ce qui en
était le danger, c'était le souffle loyaliste et
spontané qui mettait en belle place l'éloge du
monarque parmi les récriminations contre la
tyrannie, et le récit des méfaits du tyran. Il
s'agissait d'ailleurs, sous la plume de La
Boétie, dun personnage abstrait, réminiscence
antique qui ne comportait nulle allusion
directe, parce que les rapprochements qui pou-
vaient y être faits ne concordaient ni dans
l'esprit ni dans l'application immédiate et pro-
chaine.
Malgré l'apparence, cette inspiration loya-
liste persistera dans le langage de La Boétie et
on retrouvera ce sentiment, ce langage même,
quand il reprendra la plume pour parler plus
posément et d'un sens plus rassis. L'élan de sa
nature libérale l'entraîna juqu'à pousser spon-
tanément ces accents éloquents qui se prolon-
gent ainsi, après quatre siècles, avec une con-
viction si forte. Il donna de lui-même et sans
préméditation cette forme noble et entraînante
à des pensées que d'autres avant lui avaient
envisagées, que d'autres avaient exprimées,
avec moins d'enthousiasme sans doute, mais
avec une logique suffisante, de Philippe Pot à
20 INTRODUCTION
Michel Geissmayer, apôtres l'un et l'autre de
la liberté humaine et de l'égalité religieuse.
Ces sentiments, d'autres auraient pu les mani-
fester, mais il leur aurait manqué assurément
l'entraînement, sinon la conviction. Poussé par
la générosité de sa nature, gagné par son cœur
ardent et mobile, La Boétie se laisse aller à ce
mouvement magnanime et noble qu'il eût
exprimé sans doute d'original dans des vers
latins serrés et concis, s'il avait voulu expri-
mer des sentiments plus précis et moins décla-
matoires. Mais, dans la fougue de son zèle
et de son caractère, il laisse parler sa langue
naturelle et pousse sans effort un cri d'indi-
gnation éloquente qui résumait tout un passé
d'enthousiasme et de conviction.
MÉMOIRE TOUCHANT l'ÉDIT DE JANVIER l562
Pour être complet, le recueil des opuscules
de La Boétie publié par Montaigne, en iSyi,
manquait donc de deux ouvrages dont la pater-
nité ne saurait faire de doute : le Discours de la
Servitude volontaire, et le Mémoire touchant
VÉdit de janvier 1562. On a déjà vu comment
la Servitude volontaire fut divulguée ; on va
sfivoir pourquoi nous pensons avoir découvert
INTRODUCTION 27
le Mémoire sur l'Édit de janvier et quelles rai-
sons nous déterminent à le lui attribuer for-
mellement.
Montaigne confesse avec netteté avoir eu
en mains, après la mort de La Boétie, la Servi-
tude volontaire, dont nous savons en détail le
sort, et aussi « quelques Mémoires de nos
troubles sur l'Édit de janvier 1662 ». Ce sont
les termes mêmes de Montaigne, et il ajoute :
« Mais quant à ces deux dernières pièces, je
leur trouve la façon trop délicate et mignarde
pour les abandonner au grossier et pesant air
d'une si malplaisante saison ». Ceci était
écrit le 10 août 1670, à une heure où les
Réformés s'étaient déjà maintes fois soulevés
et se montraient particulièrement turbulents,
à la veille de la paix de Saint Germain qui les
ménageait beaucoup.
Par scrupule, Montaigne laissa donc inédits
les deux opuscules de son ami, mais tandis
que la Servitude volontaire voyait le jour, les
Mémoires sur l'Édit de janvier demeurèrent
inédits : Montaigne les signala sans que les
contemporains semblent s'être préoccupés de
leur existence. Il est vrai que cet ouvrage
n'agitait pas une question toujours brûlante
comme le précédent, et que, traité d'une
plume moins juvénile, il devait être de sens
28 INTRODUCTION
plus rassis. De sorte que, si on ne pouvail
ignorer que ces Mémoires avaient été compo-
sés, on ne savait jusqu'à ce jour quel sort ils
avaient eu. Les publicistes du temps ayant
dédaigné cette œuvre, il fallait la rechercher
dans les manuscrits inexplorés et tâcher de l'y
découvrir. C'est ainsi que nous avons procédé.
Après quelques incertitudes, le manuscrit
n" 410 de la bibliothèque Mejane, à Aix-en-
Provence, nous a paru pouvoir contenir la
solution de la question posée. C'est un recueil
factice relié en parchemin, de trente-six pièces,
les unes originales, les autres en copie du
temps, presque toutes concernant des événe-
ments du xvi<= siècle antérieurs à 1575. L'une
d'elles, P* i3i-i64, porte le titre : Mémoire tou-
chant l'Édit de janvier 1562. C'est, comme on
le voit, à une très légère différence près, le
titre même indiqué par Montaigne, et encore
convient-il de remarquer que le mot troubles,
donc s'est servi Montaigne, s'il ne se trouve pas
dans le titre même du manuscrit, y est employé
dès la première ligne. Cette coïncidence, déjà
forte en elle-même, méritait qu'on s'y arrêtât
et qu'on essayât de la confirmer.
L'examen y réussit assez vite. A lire ces
pages serrées et pressantes, bien que le copiste
trop souvent inintelligent ou inattentif ne
INTRODUCTION 29
nous ait pas conserv^é le texte dans sa pureté
originelle, on se convaincra aisément qu'elles
émanent d'un humaniste maître de sa pensée
et de sa langue, habile à développer lune
comme à écrire l'autre. Dans l'argumentation
et dans le style, on retrouve, quoique avec
moins d'éclat, les procédés déjà employés dans
la Servitude volontaire : énumérations destinées
à convaincre ; raisons éloquentes dont l'exposé
est souligné par la force de l'expression : sobre
emploi des figures qui éclaire la démonstra-
tion sans l'afl'aiblir. Ne sont-ce pas des traits
de ressemblance avec le Contr'un, plus nerveux,
sans doute, et plus généreux dans la forme
que les Mémoires sur l'Édit de janvier, inspirés
par le même amour de la liberté et de la
justice, prêchant le respect de la tolérance
avec une conviction plus contenue, mais non
moins profonde ?
Évidemment, toutes ces analogies n'ont
qu'une valeur relative : on les souhaiterait plus
directes, plus probantes. Mais d'autres consta-
tations viennent souligner ces traits, les accen-
tuer. On constate encore, à la lecture, que ces
pages sont d'un magistrat du sud-ouest,
évidemment d'un conseiller au Parlement de
Bordeaux. Il parle maintes fois de la Guyenne,
de noire Guyenne, de ce qui s'y fait, de ce
30 INTRODUCTION
qu'on y pense, et les rares exemples qu'il
invoque sont tirés de cette région, qu'il plaint
et dont il s'occupe avec une sympathie mani-
feste. Si ces cas sont trop rares, à notre gré, ils
n'en sont pas moins caractéristiques. Magis-
trat, l'auteur penche pour l'exercice de la
justice : c'est à elle qu'il veut qu'on fasse appel,
il demande qu'elle décide etque le pouvoir admi-
nistratif exécute. Il sait que, malgré ses écarts,
malgré l'intolérance de nombre de ses mem-
bres, l'équité des Parlements ofTre plus de
garanties que celle des officiers administratifs :
avec elle la répression est plus mesurée,
d'ordinaire, plus égale et moins sujette à
écarts. Déjà, La Boétie en avait fait l'expérience
quand il accompagna, en octobre i56i, Burie,
lieutenant du roi à Bordeaux, quand celui-ci
vint en Agenais, pour calmer les passions
religieuses trop excitées. La Boétie avait essayé
alors de faire triompher le bon sens et il est
naturel que plus tard, préconisant une mesure
générale, pour établir la concorde dans le
pays, il ait songé au moyen expérimenté par
lui-même.
C'est apparemment dans les derniers jours
de cette année i56i, que La Boétie rédigea son
mémoire. Elle avait été, cette année, pleined'évé-
nements. A la mort de François II (5 décem-
INTRODUCTION 3I
bre i56o), Catherine de Médicis avait pris en
main le pouvoir, comme régente de son fils
mineur Charles IX, et se sentant trop faible entre
les partis en présence, elle essayait aussitôt de
louvoyer, ménageant tantôt Condé et Antoine
de Navarre, tantôt supportant les Guise et
Montmorency. Cette indécision de la reine se
fait sentir sur toute l'administration du
royaume. Les États généraux, convoqués à
Orléans quand François II trépassa, deviennent
aussitôt plus pressants. Le Tiers-État reven-
dique nettement, par la voix de l'avocat borde-
lais Jean Lange, des réformes politiques et reli-
gieuses. Il s'entend avec la Noblesse pour atta-
quer le Clergé, qui, lui, maladroitement se
défend par la violence. Les trois ordres avaient
été réunis pour faire face au déficit du trésor
royal ; mais la question religieuse s'impose à
eux, et désormais c'est elle qui primera les
autres.
Ce n'est pas ce qu'eût souhaité le Régente,
qui manifestement reléguait alors la question
religieuse à la suite de la question dynastique
et s'efforçait de maintenir la tranquillité, pour
tirer les finances de la royauté et la royauté
elle-même du grand embarras où elles se
débattaient. Une première fois, le 19 avril i56i,
un édit de tolérance vint donner à chacun la
32 INTRODUCTION
liberté des prêches privés et libérer les détenus
pour cause de religion ; et ce premier pas dans
la voie d'une indulgence intéressée mécontente
les catholiques, sans satisfaire les réformés. Les
prêches se multiplièrent, les auditeurs devin-
rent turbulents, Paris se troubla et il en fut de
même de bien des provinces du royaume.
L'audace des réformés, leur esprit de suite
alarmèrent les hommes judicieux qui jusque-là
s'étaient montrés sans prévention contre le
culte nouveau, La reine s'en émut à son tour,
et, d'elle-même, par un coup d'autorité plus
affecté que réel, elle promulgua, le ii juillet,
un édit qui défendait les prêches et revint
brusquement un an en arrière, à François ïl,
et aux prescriptions de l'ordonnance de Romo-
rantin.
Les réformés ne se méprirent pas sur cette
mesure et sentirent tout ce qu'elle avait de
précaire. Ils agirent avec la même constance,
agitant chaque jour davantage les provinces,
tandis qu'à la cour la royauté se débattait dans
les mêmes difficultés. En se séparant, les Etats
généraux d'Orléans s'étaient ajournés au
i" mai i56i. Ils ne purent se réunir à Pontoise
que le i*' août suivant, et là, le Tiers-État et la
Noblesse, marchandant avec le prince, cher-
chent à obtenir quelque chose de son autorité,
INTRODUCTION 33
en échange des sacrifices qu'ils consentent pour
sauver les finances. Le Clergé, lui, est occupé
aux vaines discussions théologico-ergoteuses
du colloque de Poissy, car on s'est avisé, après
une séance générale à Saint-Germain (27 août),
pour essayer de rapprocher momentanément
les adversaires religieux, de rassembler dans
une réunion théologique des prélats catholi-
ques et des pasteurs protestants. Dans ce
synode, on discute pendant tout le mois de
septembre ; on ergote de plus en plus àpre-
ment, à mesure que disparait l'espoir de voir
l'Église catholique se réformer elle-même pour
se rapprocher de ses ennemis.
On s'étonne maintenant d'une confiance si
naïve ; mais il ne faut pas oublier que le dogme
catholique n'était pas fixé alors comme il l'a
été depuis. Le concile de Trente, qui devait le
formuler, convoqué en décembre i545, subit
tant d'interruptions et d'arrêts, qu'en i56i les
mesures qu'on attendait de lui n'avaient pas
encore été prises. Dans ces conjonctures, tous
se croyaient permis de chercher les moyens
de calmer les troubles et chacun en proposait.
Naturellement le colloque de Poissy n'avait
abouti à aucune solution doctrinale et l'entente
avait été si mal établie que parfois les réfor-
més se gourmèrent entre eux aussi vivement
34 INTRODUCTION
qu'ils combattaient les catholiques. Le seul
résultat pratique, encore fort incertain, fut la
déclaration du Roi du i8 septembre, « sur le
fait de la police et règlement qu'il veut être
tenu entre ses sujets », et qui, en interdisant
le port des armes, donna quelque calme, mais,
d'autre part, enhardit les réformés, en sus-
pendant quelques pénalités édictées à leur
endroit.
La Guyenne se ressentait naturellement de
toutes ces irrésolutions. Déjà, en mai i56o, la
publication de l'édit de Romorantin, qui
remettait aux évêques la connaissance du crime
d'hérésie, avait amené de grands troubles,
surtout au pays d'Agenois. Il en fut de même
dans toutes les circonstances qui touchaient à
ces questions irritantes. Cependant, à la mort
de François II, la Guyenne et Bordeaux étaient
relativement calmes. On se réunissait un peu
partout, avec ou sans armes ; les calvinistes se
tenaient cois et bon nombre d'entre eux
avaient fait profession de fidélité au nouveau
roi. Dès le i8 janvier i56i, le Parlement de
Bordeaux avait écrit à la Régente pour lui
signaler la multiplication des hérétiques dans
son ressort et se plaindre de leurs excès, sur-
tout en Saintonge et dans l'Agenois. Pour
veiller sur ces derniers, qui semblaient les
INTRODUCTION 35
plus graves, le lieutenant du Roi Burie avait eu
ordre de se rendre à Agen, et Monluc vint l'y
rejoindre. Mais les réformés se continrent,
sentant que la violence n'était pas de saison et
pouvait nuire à leur cause. D'ailleurs, ils pou-
vaient se répandre en manifestations moins
tumultueuses, et, soit au second synode des
églises réformées, à Poitiers le lo mars i56i,
soit à l'assemblée des trois états de la province
de Guyenne, le 25 mars, il leur avait été loisible
de manifester leurs aspirations autrement
qu'en troublant le pays.
Les troubles éclatèrent surtout vers la fin de
septembre, quand des raisons plus immédiates
vinrent s'ajouter aux préoccupations confes-
sionnelles. Des lettres patentes du 22 septembre
établirent une imposition extraordinaire de
5 sols par muid de vin, exigée pendant dix
ans, et dont le produit était destiné au paie-
ment des dettes de la couronne et au rachat
du domaine royal aliéné. Cette mesure fiscale
fut surtout ressentie en Guyenne, province
viticole, et qui faisait un commerce important
de ses produits. On s'efforça de transiger, on
réussit à racheter la taxe, mais cette préoccu-
pation avait accru le mécontentement des
esprits. C'était précisément l'heure où l'on
essayait d'appliquer les mesures indulgentes
36 INTRODUCTION
de la déclaration royale du 18 septembre, consé-
cutive au colloque de Poissy et aux États géné-
raux de Pontoise. Un souffle de libéralisme et
de tolérance se faisait sentir à travers les
esprits ; les plus sensés songèrent à s'accom-
moder de cette situation, quitte à l'améliorer
ensuite. C'est à bon droit que, pour cette poli-
tique, on avait choisi Burie qui n'était pas
fanatique et savait juger par lui-même, sans
parti pris, du mal et du remède. Suspect aux
énergumènes des deux camps, sa loyauté n'en
était pas moins foncière, et il voulait la faire
prévaloir.
Pourtant, pour cette mission conciliante,
Burie voulut emmener La Boétie avec lui et il
en demanda l'autorisation au Parlement, le
21 septembre. Tous deux s'en allèrent de con-
serve à Langon, à Bazas, à Marmande, mais
c'est à Agen surtout que leur habileté eut
l'occasion de s'exercer. Les réformés s'y étaient
emparés du couvent des Jacobins, et n'en vou-
laient pas déloger. Burie les y contraignit,
poussé à cela par La Boétie, « combien qu'il
ne se souciât pas beaucoup de la religion
romaine », ainsi que le remarque Théodore de
Bèze, qui a rapporté le fait.
Mais c'était là pure question d'équité, d'au-
tant qu'en même temps, Burie accordait aux
INTRODUCTION 37
calvinistes l'église Sainte-Foix de la même
ville, pour y célébrer leur culte, il leur défen-
dait non moins formellement de s'emparer
désormais de tout autre édifice catholique, et
ce sous peine de la mort, et décidait que, par-
tout où il y aurait deux églises, la principale
resterait aux mains des catholiques, et que
l'autre serait remise aux protestants, mais
que là où il n'y en aurait qu'une seule, les
deux cultes s'y célébreraient tour à tour, sans
se combattre. C'était, par avance, comme un
essai d'une des principales dispositions que
l'Édit de janvier allait bientôt proclamer.
La Boétie eut-il part à la détermination de
Burie, que Théodore de Bèze rapporte ? Après
avoir lu le mémoire qui suit, on n'en doutera
assurément pas. Ce sont les mêmes sentiments
qui inspirent celui qui a écrit et celui qui
aurait agi de la sorte. Mais cette tolérance
exceptionnelle n'était pas pour se faire admet-
tre des contemporains. Dans la pratique, trop
de motifs devaient venir la trarerser. Devant
cette condescendance, la Réforme prenait de
l'audace, soit à la cour, soit dans le pays, et, là
où ses adeptes étaient en nombre, ils résis-
taient ouvertement aux magistrats, d'autant
mieux que la régente semblait pencher en leur
faveur. Ils s'org^anisaient militairement et
38 INTRODUCTION
chassaient un peu partout, dans le sud-ouest,
les moines de leurs couvents, comme à Agen,
à Condom, à Marmande ou à Bazas, brisant les
statues et renversant les tabernacles, lis assas-
sinaient aussi les gentilshommes soupçonnés
de leur vouloir du mal, tels que le baron de
Fumel. Il est vrai que, là où les catholiques
étaient demeurés en force, comme à Cahors, le
dimanche 16 novembre i56i, les huguenots
furent traqués et massacrés sans merci. Il est
fait allusion à cette tragédie, dans le Mémoire,
preuve qu'il est postérieur à l'événement. Mais
quelle en fut l'occasion précise ? S'il est aisé de
le situer après décembre i56i, il l'est beau-
coup moins d'en marquer positivement la
date.
Le Parlement de Bordeaux était fort excité
contre les fauteurs de désordre et les circons-
tances ne lui manquaient pas de sévir contre
eux, malgré Burie qui paraît mieux garder son
sang-froid. Est-ce à propos de quelque incident
de ce genre que le Mémoire fut présenté au
Parlement ? Il se peut ; il se peut aussi que
l'occasion de sa composition fut, lorsque la
cour de justice eut à désigner quelques-uns de
ses membres, pour venir à Saint-Germain
examiner, avec le conseil privé, quelle conduite
devait être tenue à l'endroit des réformés. L'in-
INTRODUCTION 39
quiétude des catholiques était manifeste devant
l'attitude de la régente, qui ménageait chaqu
jour davantage les dissidents, et l'Espagne
entretenait ouvertement, contre Catherine de
Médicis, l'opposition de ses sujets. Celle-ci,
pour mieux se défendre à l'occasion, parut
faire alliance avec les religionnaires, dont les
églises étaient bien organisées, et qui lui
avaient promis, dit-on, au besoin, un secours
de oo.ooo hommes. C'est alors que la Reine
reprit Tidée d'un nouveau colloque pareil à
celui de Poissy, à cette différence près que les
gens de robe s'y trouvaient mêlés aux théolo-
giens, dont l'intransigeance avait fait échouer
le premier.
Les Parlements durent désigner chacun deux
membres, — Bordeaux choisit le premier pré-
sident de Lagebaston, le conseiller Arnaud de
Perron et l'avocat général de Lescure, — pour
se réunir dès le 3 janvier i562, au château de
Saint-Germain. Les membres de l'assemblée
étaient au nombre d'une vingtaine, en outre
du conseil privé, et on y délibéra aussitôt, non
pas sur le point de savoir « laquelle des deux
religions était la meilleure, mais si les assem-
blées devaient être permises ». C'est bien la
question qu'examine l'auteur du Mémoire ci-
dessous. Comme L'Hospital, il voulait plus de
40 INTRODUCTION
liberté aux prêches, mais à condition que les
réformés se montrassent soucieux de la loi et
rendissent les églises prises par eux. On discuta
beaucoup encore. Les parlementaires se
seraient montrés assez volontiers tolérants ;
mais les membres du conseil privé n'étaient
pas disposés à entrer dans cette voie, et,
stimulés par les résistances catholiques, s'op-
posaient aux mesures trop libérales. Enfin, le
17 janvier, la Reine promulgua l'Édit de jan-
vier, qui refusait l'autorisation d'élever des
temples, mais suspendait les mesures pénales
contre les novateurs et leur concédait la liberté
des prêches et du culte, seulement de jour et
hors des villes, à la condition de ne prêcher
que « la pure parole de Dieu ».
Pour assurer désormais l'exécution du nou-
vel édit, il ne lui manquait plus que l'enregis-
trement des Parlements. Au lieu de le présen-
ter au seul Parlement de Paris, comme c'était
le coutume, le Chancelier présenta en même
temps l'Édit de janvier à toutes les autres cours
du royaume, qui s'empressèrent de l'accueillir,
sauf le Parlement de Dijon qui s'y refusa. Plus
sage le Parlement de Bordeaux l'enregistra
sans retard, et dès la fin de janvier, Tédit y
était publié oERciellement, tandis que le Par-
lement de Paris résista jusqu'au 5 mars. Pen-
INTRODUCTION 4I
dant ce temps, Catherine de Médicis, tout en
pressant les magistrats, avait essayé de remet-
tre en présenee les théologiens et réuni à
Saint-Germain, le 27 janvier, une autre confé-
rence de prêtres catholiques et de pasteurs
protestants destinés à discuter, en présence des
membres du conseil privé, de quelques points
controversés, tels que le culte des images,
celui des saints et le symbole de la croix. Pas
plus que le colloque de Poissy, celui-ci
n'aboutit : pendant une quinzaine de jours on
argumenta inutilement, moins pour se con-
vaincre que pour ne pas se laisser entamer.
Certes, il était naturel qu'il en fût ainsi et cette
tentative montra, une fois de plus, la vanité
d'un pareil dessein. Mais elle montra aussi
combien d'esprits sagaces et positifs venaient
aisément à de semblables illusions et s'y
tenaient accrochés. On ne saurait s'étonner,
après cela, qu'un magistrat comme La Boétie,
humaniste et libéral, ait essayé lui aussi de ce
moyen inattendu et en ait pesé si attentive-
ment les inconvénients et les avantages.
Après l'enregistrement de ledit à Boixleaux,
le Parlement continua à montrer ses sympa-
thies catholiques, soit en condamnant sévère-
ment les réformés qui lui étaient livrés, soit en
éludant les prescriptions de l'édit nouveau. Il
42 INTRODUCTION
est vrai que la turbulence des religionnaires a
augmenté, et, croyant le succès possible, ils se
contraignent moins dans leurs prétentions. La
Guyenne entière est troublée. Burie lui-même,
si pondéré par nature, sent seul le danger et y
fait face. Pour y parer, il est aidé de Biaise de
Monluc, dont la personnalité vigoureuse com-
mence à s'imposer partout. Tous deux, Burie
et Monluc, ensemble ou séparément, opèrent
dans tout le pays en faveur de l'autorité royale,
et si l'un se montre impitoyable, l'autre fait
preuve d'une énergie inaccoutumée. D'abord,
le meurtre du baron de Fumel est vengé ;
Cahors apaisé ; le Quercy, le Rouergue, l'Age-
nois visités. Tout y est à feu et à sang et la
situation presque sans issue si Monluc n'eût
été sans faiblesse. Il bat les huguenots à Tar-
gon, prend Monségur, Duras, Agen et Penne,
complète ses avantages par des exécutions
impitoyables et achève son succès par le com-
bat de Vergt(9 octobre i562), qui, en ruinant
les troupes huguenotes en Guyenne, permet
de mieux protéger cette province et améliore
singulièrement l'autorité royale.
C'est sans doute peu avant cette issue, en
juillet ou en août précédent, que le Mémoire
suivant a été composé. Le Parlement sait ces
événements si graves et y cherche des remèdes.
INTRODUCTION 43
Parfois, il tient des séances à ce destinées, par
exemple une réunion solennelle le i3 juillet,
en présence de Burie et de Monluc, pour
examiner la situation et en dégager les consé-
quences. Serait-ce en pareille occurrence que
l'auteur du Mémoire communique son œuvre ?
Les renseignements sont trop rares pour qu'on
puisse répondre avec précision. Mais si les
circonstances de la composition sont mal
définies, la date ne saurait l'être, car le Mé-
moire contient à cet égard des indications
qu'on trouve plus loin. 11 faut le dater du
milieu de i562. Un an plus tard, La Boétie
trépassait en pleine force, et ces derniers mois
semblent n'avoir été employés par lui qu'à
des besognes professionnelles, à l'exercice de
son office de magistrat. — Du 26 juin i557
au 21 mai i563, on a trouvé et publié vingt-
deux arrêts du Parlement de Bordeaux, au
rapport d'Etienne de La Boétie. Deux seule-
ment sont de i563, du 7 et du 21 mai.
Ce qui nous surprend le plus aujourd'hui,
en lisant le Mémoire, c'est de voir qu'on ait pu
croire à des procédés si chimériques. Depuis
plus de trois siècles que l'Église catholique a
fixé le dogme et établi la discipline, nous
acceptons ou nous refusons cette limite, mais
nous ne la discutons pas, parce qu'elle ne
k
44 INTRODUCTION
saurait être affaire du moment et des circons-
tances. Il n'en était pas de même alors, et des
gens sensés purent croire faire œuvre méri-
toire en essayant d'accommoder les desseins
permanents de la religion aux intérêts transi-
toires de la politique. On va voir comment
l'auteur du Mémoire l'a pensé faire. A coup
sûr, sa bonne foi était d'autre espèce que celle
de la Régente, qui commençait à appliquer
cette maxime de diviser pour mieux régner, et
essayait de s'appuyer alternativement sur l'un
des deux cultes, jusqu'à ce qu'elle fût assez
forte pour les dominer tous les deux. Ce cal-
cul, d'ailleurs, ne fut de mise que peu de
temps, car, au moment où l'Édit de janvier
était promulgué, le concile de Trente repre-
nait ses séances, le i8 janvier i562, avec la
ferme intention de pousser à bout la besogne
dont il était investi. Il s'y donna avec ardeur,
si bien qu'en dépit des obstacles, deux ans
plus tard, le 26 janvier i564, le pape Pie lY
confirmait par une bulle les décrets du concile
et attribuait exclusivement au Saint-Siège l'in-
terprétation de ces décisions théologiques.
Rome parlait et sur ce point il n'y avait qu'à
la suivre, sous peine d'hérésie, tandis que
toutes les discussions avaient pu se produire
jusque-là en pleine liberté.
INTRODUCTION 45
C'est ce qu'on ne saurait oublier en lisant
les pages suivantes. Généreux et naïf, l'apôtre
de l'Édit de janvier eût souhaité que l'accord
entre réformés et catholiques eût des bases
solides et raisonnables, fondées sur de mutuel-
les concessions. Il voit les vices du clergé, de
l'Église, cherche de bonne foi a les amender,
discute des sacrements, des images, de la véné-
ration des saints, avec le désir manifeste de
réussir à concilier des antinomies, à les rendre
tolérables, sinon à les fondre. Il veut que
l'Église ancienne s'améliore et que la nouvelle
soit moins ardente à combattre ; que les
charges financières se partagent mieux et que
les individus se montrent plus modérés ; et,
pour dominer les passions, que la justice,
avisée mais sans faiblesse, impose à tous le
respect de la chose publique. Tel est aussi, à
quelques différences près, l'idéal, plus ou
moins sincère, qu'on trouve dans le langage
de quelques hommes prudents du temps,
L'Hospital, du Ferrier, Jean de Monluc par
exemple.
En parlant comme eux, avec plus de loyauté,
semble-t-il, que quelques-uns, La Boétie montre
ses qualités personnelles : une forme plus
nette, une argumentation plus pressante» une
certaine chaleur d'âme qui anime la pensée
46 INTRODUCTION
sans lui souffler la force de conviction qu'un
raisonnement plus serré lui eût sans doute
apportée. On jugera à la lecture de ces pages,
plus éloquentes que logiques, quels sont leurs
mérites et leurs défauts. C'est d'un homme de
sens et d'expérience, ce mémoire, d'un esprit
qui sait analyser une situation et raisonner
une politique ; et si l'écrivain est un peu
long par endroits, il a un style net et ferme,
et s'entend à concentrer un argument dans
une phrase vigoureuse. Il ne devait pas y
avoir alors beaucoup d'hommes ainsi maîtres
de la langue et capables de la manier avec
cette sûreté et cette sobriété dans le ton
grave.
Quant au texte, on s'est contenté de suivre le
manuscrit, sans en garder l'orthographe et
sans prétendre respecter les inadvertances d'un
scribe peu intelligent ou inattentif, qui, écri-
vant sans doute rapidement et sous la dictée,
perd souvent le fil de la pensée de son auteur.
Ce qu'on a voulu surtout, à présent, c'est
dominer l'impression d'une œuvre suivie, qui
a l'allure, la tenue littéraire, en même temps
qu'en fournir un texte acceptable. Pour cela
on a essayé de suppléer aux quelques lacunes,
peu nombreuses d'ailleurs, par des mots
ajoutés entre crochets et qui éclairent, quand
INTRODUCTION 47
on la pu, les obscurités de la pensée ou de la
langue. On aura ainsi un texte précis où la
critique verbale pourra sexercer utilement et
s'employer à l'établir tel qu'il fut composé à
l'origine (*).
(») [M. Paul BoNNEFON, décédé presque subitement,
n'a pas eu le loisir de relire l'épreuve en pages de ce
volume On peut dire que sa dernière pensée a été
pour La Boétie, puisque la mort l'a surpris, la plume
à la main, au moment même où il nous écrivait à ce
sujet. Nous avons tâché de suppléer dans la mesure du
possible à sa vigilance et nous nous excusons par
avance de fautes qu'il n'aurait pas laissé échapper.
Peut-être eùt-il encore amélioré le texte du Mémoire
qu'il avait transcrit en 191 3, pour la Revue d'Histoire
Littéraire de la France. Qu'il nous soit permis, en
passant, d'honorer la mémoire d'un ami à qui la
Collection des Cfiefs-d'œavre Méconnus et son directeur
doivent beaucoup. (G. T.)].
DISCOURS
DE LA
SERVITUDE VOLONTAIRE «
D'avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n y voi :
Qu'un, sans plus, soit le maître et qu'un seul soit le roi,
ce disait Ulysse en Homère, parlant en public.
S'il n'eût rien plus dit, sinon
D'avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n'y voi... (2)
c'était autant bien dit que rien plus ; mais, au
lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la
domination de plusieurs ne pouvait être bonne,
puisque la puissance d'un seul, dès lors qu'il
prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable,
il est allé ajouter, tout au rebours.
Qu'un, sans plus, soit le maître, et qu'un seul soit le l'oi.
Il en faudrait, d'aventure, excuser Ulysse,
auquel, possible, lors était besoin d'user de ce
langage pour apaiser la révolte de l'armée ;
conformant, je crois, son propos plus au temps
50 DISCOURSDE
qu'à la vérité. Mais, à parler à bon escient, c'est
un extrême malheur d'être sujet à un maître,
duquel on ne se peut jamais assurer qu'il soit bon,
puisqu'il est toujours en sa puissance d'être
mauvais quand il voudra ; et d'avoir plusieurs
maîtres, c'est, autant qu'on en a, autant de fois
être extrêmement malheureux. Si ne veux-je
pas, pour cette heure, débattre cette question
tant pourmenée, si les autres façons de répu-
blique sont meilleures que la monarchie, encore
voudrais-je savoir, avant que mettre en doute
quel rang la monarchie doit avoir entre les répu-
bliques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce
qu'il est malaisé de croire qu'il y ait rien de pu-
blic en ce gouvernement, où tout est à un.
Mais cette question est réservée pour un autre
temps, et demanderait bien son traité à part,
ou plutôt amènerait quant et soi toutes les dis-
putes politiques.,
Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre
comme il se peut faire que tant d'hommes, tant
de bourgs, tant de villes, tant de nations en-
durent quelquefois un tyran seul, qui n'a puis-
sance que celle qu'ils lui donnent ; qui n'a pou-
voir de leur nuire, sinon qu'ils ont pouvoir de
l'endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun,
sinon lorsqu'ils aiment mieux le souffrir que lui
contredire. Grand 'chose certes, et toutefois si
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 5I
commune qu'il s'en faut de tant plus douloir et
moins s'ébahir (^) voir un million de millions
d'hommes servir misérablement, ayant le col sous
le joug, non pas contraints par une plus grande
force, mais aucunement (ce semble) enchantés et
charmés par le nom seul d'un, duquel ils ne doi-
vent ni craindre la puissance, puisqu'il est seul, ni
aimer les qualités, puisqu'il est en leur endroit
inhumain et sauvage. La faiblesse d'entre nous
hommes est telle, [qu'jil faut souvent que nous
obéissions à la force, il est besoin de temporiser,
nous ne pouvons pas toujours être les plus forts.
Donc, si une nation est contrainte par la force de
la guerre de servir à un, comme la cité d'Athènes
aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu'elle
serve, mais se plaindre de l'accident ; ou bien
plutôt ne s'ébahir ni ne s'en plaindre, mais por-
ter le mal patiemment et se réserver à l'avenir
à meilleure fortune.
Notre nature est ainsi, que les communs de-
voirs de l'amitié l'emportent une bonne partie
du cours de notre vie ; il est raisonnable d'aimer
la vertu, d'estimer les beaux faits, de recon-
naître le bien d'où l'on l'a reçu, et diminuer
souvent de notre aise pour augmenter l'hon-
neur et avantage de celui qu'on aime et qui le
mérite. Ainsi donc, si les habitants d'un pays
ont trouvé quelque grand personnage qui leur
LA BOÉTIE 4
52 DISCOURSDE
ait montré par épreuve une grande prévoyance
pour les garder, une grande hardiesse pour les
défendre, un grand soin pour les gouverner ;
si, de là en avant, ils s'apprivoisent de lui obéir
et s'en fier tant que de lui donner quelques avan-
tages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu'on
l'ôte de là où il faisait bien, pour l'avancer en
lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne
pourrait-il faillir d'y avoir de la bonté, de ne
craindre point mal de celui duquel on n'a reçu
que bien.
Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? com-
ment dirons-nous que cela s'appelle ? quel malheur
est celui-là? quel vice, ou plutôt quel malheu-
reux vice ? Voir un nombre infini de personnes
non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés,
mais tyrannisés ; n'ayant ni biens ni parents,
femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à
eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les
cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un
camp barbare contre lequel il faudrait défendre
son sang et sa vie devant, mais d'un seul ; non
pas d'un Hercule ni d'un Samson, mais d'un
seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche
et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la
poudre des batailles, mais encore à grand peine
au sable des tournois ; non pas qui puisse par
force commander aux hommes, mais tout em-
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 53
péché de servir vilement à la moindre femme-
lette (^) ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-
nous que ceux qui servent soient couards et
recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent
d'un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien
pourra-l'on dire, à bon droit, que c'est faute de
cœur. ]Mais si cent, si mille endurent d'un seul,
ne dira-l'on pas qu'ils ne veulent point, non
qu'ils n'osent pas se prendre à lui, et que
c'est non couardise, mais plutôt mépris ou
dédain? Si l'on voit, non pas cent, non pas
mille hommes, mais cent pays, mille villes,
un million d'hommes, n'assaillir pas un seul,
duquel le mieux traité de tous en reçoit ce
mal d'être serf et esclave, comment pourrons-
nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en
tous vices naturellement quelque borne, outre
laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent
craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un
million, mais mille villes, si elles ne se défendent
d'un, cela n'est pas couardise, elle ne va point
jusque-là ; non plus que la vaillance ne s'étend
pas qu'un seul échelle une forteresse, qu'il
assaille une armée, qu'il conquête un royaume.
Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite
pas encore le titre de couardise, qui ne trouve
point de nom assez vilain, que la nature désavoue
avoir fait et la langue refuse de nommer?
54 DISCOURSDE
Qu'on mette d'un côté cinquante mille hommes
en armes, d'un autre autant ; qu'on les range en
bataille ; qu'ils viennent à se joindre, les uns
libres, combattant pour leur franchise, les autres
pour la leur ôter : auxquels promettra-l'on par
conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l'on
qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux
qui espèrent pour guerdon (^) de leurs peines l'en-
tretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peu-
vent attendre autre loyer des coups qu'ils donnent
ou qu'ils reçoivent que la servitude d'autrui?
Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur
de la vie passée, l'attente de pareil aise à l'avenir ;
il ne leur souvient pas tant de ce qu'ils endurent,
le temps que dure une bataille, comme de ce
qu'il leur conviendra à jamais endurer, à eux,
à leurs enfants et à toute la postérité. Les autres
n'ont rien qui les enhardie qu'une petite pointe
de convoitise qui se rebouche (^) soudain contre
le danger et qui ne peut être si ardente qu'elle
ne se doive, ce semble, éteindre par la moindre
goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aux
batailles tant renommées de Miltiade, de Léo-
nide, de Thémistocle, qui ont été données
deux mille ans y a et qui sont encore aujourd'hui
aussi fraîches en la mémoire des livres et des
hommes comme si c'eût été l'autre hier, qui
furent données en Grèce pour le bien des Grecs
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 55
et pour l'exemple de tout le monde, qu'est-ce
qu'on pense qui donna à si petit nombre de gens
comme étaient les Grecs, non le pouvoir, mais
le cœur de soutenir la force de navires que la
mer même en était chargée, de défaire tant de
nations, qui étaient en si grand nombre que
l'escadron des Grecs n'eût pas fourni, s'il eût
fallu, des capitaines aux armées des ennemis,
sinon qu'il semble qu'à ces glorieux jours-là ce
n'était pas tant la bataille des Grecs contre les
Perses, comme la victoire de la liberté sur la
domination, de la franchise sur la convoitise ?
C'est chose étrange d'ouïr parler de la vaillance
que la liberté met dans le cœur de ceux qui la
défendent ; mais ce qui se fait en tous pays,
par tous les hommes, tous les jours, qu'un homme
mâtine (^) cent mille et les prive de leur liberté,
qui le croirait, s'il ne faisait que l'ouïr dire et
non le voir? Et, s'il ne se faisait qu'en pays
étranges et lointaines terres, et qu'on le dit,
qui ne penserait que cela fut plutôt feint et
trouvé que non pas véritable ? Encore ce seul
tyran, il n'est pas besoin de le combattre, il
n'est pas besoin de le défaire, il est de soi-même
défait, mais que le pays ne consente à sa servi-
tude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui don-
ner rien ; il n'est pas besoin que le pays se mette
en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne
56 DISCOURSDE
fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples
, mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourman-
der, puisqu'en cessant de servir ils en seraient
quittes ; c'est le peuple qui s'asservit, qui se
coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d'être
serf ou d'être libre, quitte la franchise et prend
le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pour-
chasse. S'il lui coûtait quelque chose à recouvrer
sa liberté, je ne l'en presserais point, combien
qu'est-ce que l'homme doit avoir plus cher que
de se remettre en son droit naturel, et, par ma-
nière de dire, de bête revenir homme ; mais
encore je ne désire pas en lui si grande hardiesse ;
je lui permets qu'il aime mieux je ne sais quelle
sûreté de vivre misérablement qu'une douteuse
espérance de vivre à son aise. Quoi? si pour
avoir liberté il ne faut que la désirer, s'il n'est
besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il
nation au monde qui l'estime encore trop chère,
la pouvant gagner d'un seul souhait, et qui
> plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il
devrait racheter au prix de son sang, et lequel
perdu, tous les gens d'honneur doivent estimer
la vie déplaisante et la mort salutaire? Certes,
comme le feu d'une petite étincelle devient grand
et toujours se renforce, et plus il trouve de bois,
plus il est prêt d'en brûler, et, sans qu'on y
mette de l'eau pour l'éteindre, seulement en
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 57
n'y mettant plus de bois, n'ayant plus que con-
sommer, il se consomme soi-même et vient sans
force aucune et non plus feu : pareillement les
tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils
ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus
on les sert, de tant plus ils se fortifient et de-
viennent toujours plus forts et plus frais pour
anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille
rien, si on ne leur obéit point, sans combattre,
sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne
sont plus rien, sinon que comme la racine,
n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche
devient sèche et morte.
Les hardis, pour acquérir le bien qu'ils de-
mandent, ne craignent point le danger ; les
avisés ne refusent point la peine : les lâches et
engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recou-
vrer le bien ; ils s'arrêtent en cela de le souhaiter,
et la vertu d'y prétendre leur est ôtée par leur
lâcheté ; le désir de l'avoir leur demeure par la
nature. Ce désir, cette volonté est commune aux
sages et aux indiscrets, aux courageux et aux
couards, pour souhaiter toutes choses qui, étant
acquises, les rendraient heureux et contents :
une seule chose est à dire (i), en laquelle je ne sais
comment nature défaut aux hommes pour la
désirer ; c'est la liberté, qui est toutefois un bien
si grand et si plaisant, qu'elle perdue, tous les
58 DISCOURSDE
maux viennent à la file, et les biens même qui
demeurent après elle perdent entièrement leur
goût et saveur, corrompus par la servitude :
, la seule liberté, les hommes ne la désirent point,
non pour autre raison, ce semble, sinon que
s'ils la désiraient, ils l'auraient, comme s'ils refu-
saient de faire ce bel acquêt, seulement parce
qu'il est trop aisé.
Pauvres et misérables peuples insensés, na-
tions opiniâtres en votre mal et aveugles en votre
bien, vous vous laissez emporter devant vous le
plus beau et le plus clair de votre revenu, piller
vos champs, voler vos maisons et les dépouiller
des meubles anciens et paternels ! Vous vivez
de sorte que vous ne vous pouvez vanter que
rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce
vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens,
vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce mal-
heur, cette ruine, vous vient, non pas des enne-
mis, mais certes oui bien de l'ennemi, et de celui
que vous faites si grand qu'il est, pour lequel
vous allez si courageusement à la guerre, pour
la grandeur duquel vous ne refusez point de
présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous
maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux
mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que
ce qu'a le moindre homme du grand et infini
nombre de nos villes, sinon que l'avantage que
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 59
VOUS lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il
pris tant d'yeax, dont il vous épie, si vous ne les
lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour
vous frapper, s'il ne les prend de vous ? Les pieds
dont il foule vos cités, d'où les a-t-il, s'ils ne sont
des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur
vous, que par vous? Comm^nl vous oserait-U
courir sus, s'il n'avait intelligence avec vous?
Que vous pourrait-il faire, si vous n'étiez rece-
leurs du larron qui vous pille, complices du meur-
trier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ?
Vous semez vos fruits, afin qu'il en fasse le dégât ;
vous meublez et remplissez vos maisons, afin
de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos
filles, afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure ;
vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le
mieux qu'il leur saurait faire, il les mène en ses
guerres, qu'il les conduise à la boucherie, qu'il
les fasse les ministres de ses convoitises, et les
exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la
peine vos personnes, afin qu'il se puisse mignar-
der en ses délices et se vautrer dans les sales et
vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le
rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte
la bride ; et de tant d'indignités, que les bêtes
mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l'endu-
reraient point, vous pouvez vous en délivrer,
si vous l'essayez, non pas de vous en délivrer,
6o DISCOURSDE
mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus
de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux
pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais
seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez,
comme un grand colosse à qui on a dérobé sa
base, de son poids même fondre en bas et se
rompre.
Mais certes les médecins conseillent bien de
ne mettre pas la main aux plaies incurables,
et je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en
ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute
connaissance, et duquel, puisqu'il ne sent plus
son mal, cela montre assez que sa maladie est
mortelle. Cherchons donc par conjecture, si
nous en pouvons trouver, comment s'est ainsi
si avant enracinée cette opiniâtre volonté de
servir, qu'il semble maintenant que l'amour
même de la liberté ne soit pas si naturelle.
Premièrement, cela est, comme je crois, hors
de doute que, si nous vivions avec les droits que
la nature nous a donnés et avec les enseignements
qu'elle nous apprend, nous serions naturellement
obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs
de personne. De l'obéissance que chacun, sans
autre avertissement que de son naturel, porte
à ses père et mère, tous les hommes s'en sont
témoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle
naît avec nous, ou non, qui est une question dé-
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 6l
battue à fond par les académiques et touchée
par toute l'école des philosophes. Pour cette
heure je ne penserai point faillir en disant cela,
qu'il y a en notre âme quelque naturelle semence
de raison, laquelle, entretenue par bon conseil
et coutume, florit en vertu, et, au contraire, sou-
vent ne pouvant durer contre les vices survenus,
étouffée, s'avorte. Mais certes, s'il y a rien de clair
ni d'apparent en la nature et où il ne soit pas per-
mis de faire l'aveugle, c'est cela que la nature,
le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes,
nous a tous faits de même forme, et, comme il
semble, à même moule, afin de nous entrecon-
naître tous pour compagnons ou plutôt pour
frères ; et si, faisant les partages des présents
qu'elle nous faisait, elle a fait quelque avantage
de son bien, soit au corps ou en l'esprit, aux ims
plus qu'aux autres, si n'a-t-elle pourtant entendu
nous mettre en ce monde comme dans un camp
clos, et n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ni
les plus avisés, comme des brigands armés dans
une forêt, pour y gourmander les plus faibles ;
mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les
parts aux uns plus grandes, aux autres plus pe-
tites, elle voulait faire place à la fraternelle aflFec-
tion, afin qu'elle eût où s'employer, ayant les
uns puissance de donner aide, les autres besoin
d'en recevoir. Puis donc que cette bonne mère
62 DISCOURSDE
nous a donné à tous toute la terre pour demeure,
nous a tous logés aucunement en même maison,
nous a tous figurés à même patron, afin que cha-
cun se put mirer et quasi reconnaître l'un dans
l'autre ; si elle nous a donné à tous ce grand pré-
sent de la voix et de la parole pour nous accointer
et fraterniser davantage, et faire, par la commune
et mutuelle déclaration de nos pensées, une com-
munion de nos volontés ; et si elle a tâché par
tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud
de notre alliance et société ; si elle a montré,
en toutes choses, qu'elle ne voulait pas tant nous
faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire
doute que nous ne soyons naturellement libres,
piiisque nous sommes tous compagnons, et ne
peut tomber en l'entendement de personne que
nature ait mis aucun en servitude, nous ayant
tous mis en compagnie.
Mais, à la vérité, c'est bien pour néant de dé-
battre si la liberté est naturelle, puisqu'on ne
peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort,
et qu'il n'y a rien si contraire au monde à la nature,
étant toute raisonnable, que l'injure. Reste donc
la liberté être naturelle, et par même moyen, à
mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement
en possession de notre franchise, mais aussi avec
affectation de la défendre. Or, si d'aventure nous
nous faisons quelque doute en cela, et sommes
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 63
tant abâtardis que ne puissions reconnaître nos
biens ni semblablement nos naïves affections, il
faudra que je vous fasse l'honneur qui vous appar-
tient, et que je monte, par manière de dire, les
bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner
votre nature et condition. Les bêtes, ce maid'
Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds,
leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a
d'entre elles qui meurent aussitôt qu'elles sont
prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt
que l'eau, pareillement celles-là quittent la lu-
mière et ne veulent point survivre à leur naturelle
franchise. Si les animaux avaient entre eux
quelques prééminences, ils feraient de celles-là
leur noblesse. Les autres, des plus grandes
jusqu'aux plus petites, lorsqu'on les prend,
font si grande résistance d'ongles, de cornes, de
bec et de pieds, qu'elles déclarent assez combien
elles tiennent cher ce qu'elles perdent; puis,
étant prises, elles nous donnent tant de signes
apparents de la connaissance qu'elles ont de leur
malheur, qu'il est bel à voir que ce leur est plus
languir que vivre, et qu'elles continuent leur
vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour
se plaire en servitude. Que veut dire autre chose
l'éléphant qui, s'étant défendu jusqu'à n'en
pouvoir plus, n'y voyant plus d'ordre, étant sur
le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et
64 DISCOURSDE
casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand
désir qu'il a de demeurer libre, ainsi qu'il est,
lui fait de l'esprit et l'avise de marchander
avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents,
il en sera quitte, et s'il sera reçu de bailler son
ivoire et payer cette rançon pour sa liberté?
Nous appâtons le cheval dès lors qu'il est né
pour l'apprivoiser à servir ; et si ne le savons-
nous si bien flatter que, quand ce vient à le domp-
ter, il ne morde le frein, qu'il ne rue contre l'épe-
ron, comme (ce semble) pour montrer à la nature
et témoigner au moins par là que, s'il sert, ce
n'est pas de son gré, ains par notre contrainte.
Que faut-il donc dire ?
Même les bœufs sous le poids du joug geignent,
Et les oiseaux dans la cage se plaignent,
comme j'ai dit autrefois, passant le temps à nos
rimes françaises (i) ; car je ne craindrai point,
écrivant à toi, ô Longa (^) , mêler de mes vers, des-
quels je ne lis jamais que, pour le semblant que
tu fais de t'en contenter, tu ne m'en fasses tout
glorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses qui
ont sentiment, dès lors qu'elles l'ont, sentent le
mal de la sujétion et courent après la liberté,
puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le
service de l'homme, ne se peuvent accoutumer à
servir qu'avec protestation d'un désir contraire,
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 65
quel malencontre a été cela qui a pu tant déna-
turer l'homme, seul né, de vrai, pour vivre
franchement, et lui faire perdre la souvenance
de son premier être et le désir de le reprendre ?
Il y a trois sortes de tyrans (^) : les uns ont le
royaume par élection du peuple, les autres par
la force des armes, les autres par succession de
leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de
la guerre, ils s'y portent ainsi qu'on connaît bien
qu'ils sont (conune l'on dit) en terre de conquête.
Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communé-
ment guère meilleurs, ains étant nés et nourris
dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la
nature du tyran, et font état des peuples qui sont
sous eux comme de leurs serfs héréditaires ;
et, selon la complexion de laquelle ils sont plus
enclins, avares ou prodigues, tels qu'ils sont,
, ils font du royaume comme de leur héritage.
Celui à qui le peuple a donné l'état devrait être,
ce me semble, plus insupportable, et le serait,
comme je crois, n'était que dès lors qu'il se voit
élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais
quoi qu'on appelle la grandeur, U délibère de
n'en bouger point ; communément celui-là fait
état de rendre à ses enfants la puissance que le
peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont
pris cette opinion, c'est chose étrange de combien
ils passent en toutes sortes de vices et même en
66 DISCOURSDE
la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres
moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que
d'étreindre si fort la servitude et étranger tant
leurs sujets de la liberté, qu'encore que la mé-
moire en soit fraîche, ils la leur puissent faire
perdre. Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien
qu'il y a entre eux quelque différence, mais de
choix, je n'y en vois point ; et étant les moyens
de venir aux règnes divers, toujours la façon
de régner est quasi semblable : les élus, comme
s'ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi
les traitent-ils ; les conquérants en font comme
de leur proie ; les successeurs pensent d'en faire
ainsi que de leurs naturels esclaves.
Mais à propos, si d'aventure il naissait aujour-
d'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés
à la sujétion, ni afïriandés à la liberté, et qu'ils
ne sussent que c'est ni de l'un ni de l'autre, ni
à grand peine des noms ; si on leur présentait
ou d'être serfs, ou vivre francs, selon les lois
desquelles ils ne s'accorderaient : il ne faut pas
faire doute qu'ils n'aimassent trop mieux obéir
à la raison seulement que servir à un homme ;
sinon, possible, que ce fussent ceux d'Israël, qui,
sans contrainte ni aucun besoin, se firent un
tyran : duquel peuple je ne lis jamais l'histoire
que je n'en aie trop grand dépit, et quasi jusqu'à
en devenir inhumain pour me réjouir de tant de
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 67
maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les
hommes, tant qu'ils ont quelque chose d'homme,
devant qu'ils se laissent assujétir, il faut l'un des
deux, qu'ils soient contraints ou déçus : contraints
par des armes étrangères, comme Sparte ou
Athènes par les forces d'Alexandre, ou par les
factions, ainsi que la seigneurie d'Athènes était
devant venue entre les mains de Pisistrate. Par
.tromperie perdent-ils souvent la liberté, et, en ce,
ils ne sont pas si souvent séduits par autrui
comme ils sont trompés par eux-mêmes : ainsi
le peuple de Syracuse, la maîtresse ville de
Sicile (on me dit qu'elle s'appelle aujourd'hui
Saragousse), étant pressé par les guerres, incon-
sidérément ne mettant ordre qu'au danger pré-
sent, éleva Denis, le premier tyran, et lui donna
la charge de la conduite de l'armée, et ne se
donna garde qu'il l'eût fait si grand que cette
bonne pièce-là, revenant victorieux, comme
s'il n'eût pas vaincu ses ennemis mais ses ci-
toyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran.
Il n'est pas croyable comme le peuple, dès lors
qu'il est assujetti, tombe si soudain en un tel
et si profond oubli de la franchise, qu'il n'est
pas possible qu'il se réveille pour la ravoir,
servant si franchement et tant volontiers qu'on
dirait, à le voir, qu'il a non pas perdu sa liberté,
* mais gagné sa servitude. Il est vrai qu'au commen-
68 DISCOURSDE
cernent on sert contraint et vaincu par la force ;
mais ceux qui viennent après servent sans regret et
font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait
par contrainte. C'est cela, que les hommes nais-
sant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le
servage, sans regarder plus avant, se contentent
de vivre comme ils sont nés, et ne pensent
point avoir autre bien ni autre droit que ce qu'ils
^ ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l'état
de leur naissance. Et toutefois il n'est point d'hé-
ritier si prodigue et nonchalant que quelquefois
ne passe les yeux sur les registres de son père,
pour voir s'il jouit de tous les droits de sa suc-
cession, ou si l'on n'a rien entrepris sur lui ou
/son prédécesseur. Mais certes la coutume, qui
a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n'a
en aucun endroit si grande vertu qu'en ceci, de
nous enseigner à servir et, comme l'on dit de
Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison,
pour nous apprendre à avaler et ne trouver point
amer le venin de la servitude. L'on ne peut pas
nier que la nature n'ait en nous bonne part,
pour nous tirer là où elle veut et nous faire dire
bien ou mal nés ; mais si faut il confesser qu'elle
. a en nous moins de pouvoir que la coutume :
pour ce que le naturel, pour bon qu'il soit, se
perd s'il n'est entretenu ; et la nourriture nous
fait toujours de sa façon, comment que ce soit,
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 69
maugré la nature. Les semences de bien que la
nature met en nous sont si menues et glissantes
qu'elles ne peuvent endurer le moindre heurt
de la nourriture contraire ; elles ne s'entretiennent
pas si aisément comme elles s'abâtardissent,
se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins
que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque
naturel à part, lequel ils gardent bien si on les
laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour por-
ter d'autres fruits étrangers et non les leurs,
selon qu'on les ente. Les herbes ont chacune
leur propriété, leur naturel et singularité ; mais
toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main
du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de
leur vertu : la plante qu'on a vue en un endroit,
on est ailleurs empêché de la reconnaître. Qui
verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant
si librement que le plus méchant d'entre eux ne
voudrait pas être le roi de tous, ainsi nés et nourris
qu'ils ne reconnaissent point d'autre ambition
sinon à qui mieux avisera et plus soigneusement
prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris
et faits dès le berceau qu'ils ne prendraient point
tout le reste des félicités de la terre pour perdre
le moindre de leur franchise ; qui aura vu, dis-je,
ces personnages-là, et au partir de là s'en ira
aux terres de celui que nous appelions Grand
Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être
yO DISCOURSDE
nés que pour le servir, et qui pour maintenir
sa puissance abandonnent leur vie, penserait-il
que ceux-là et les autres eussent un même naturel,
ou plutôt s'il n'estimerait pas que, sortant d'une
cité d'hommes, il était entré dans un parc de
bêtes (1) ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait
nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frères,
tous deux allaités de même lait, l'un engraissé
en la cuisine, l'autre accoutumé par les champs
au son de la trompe et du huchet, voulant montrer
au peuple lacédémonien que les hommes sont
tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens
en plein marché, et entre eux une soupe et un
lièvre : l'un courut au plat et l'autre au lièvre.
« Toutefois, dit-il, si sont-ils frères ». Donc
celui-là, avec ses lois et sa police, nourrit et fit
si bien les Lacédémoniens, que chacun d'eux
eut plus cher de mourir de mille morts que de
reconnaître autre seigneur que le roi et la raison.
Je prends plaisir de ramentevoir un propos que
tinrent jadis un des favoris de Xerxès, le grand roi
des Persans, et deux Lacédémoniens. Quand
Xerxès faisait les appareils de sa grande armée
pour conquérir la Grèce, il envoya ses ambassa-
deurs par les cités grégeoises demander de l'eau
et de la terre : c'était la façon que les Persans
avaient de sommer les villes de se rendre à eux.
A Athènes ni à Sparte n'envoya-t-il point, pour
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 7I
ce que ceux que Daire, son père, y avait envoyés,
les Athéniens et les Spartiens en avaient jeté les
uns dedans les fosses, les autres dans les puits,
leur disant qu'ils prinsent hardiment de là de
l'eau et de la terre pour porter à leur prince :
ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindre
parole seulement, on touchât à leur liberté. Pour
en avoir ainsi usé, les Spartains connurent qu'ils
avaient encouru la haine des dieux, même de
Talthybie, le dieu des hérauts : ils s'avisèrent
d'envoyer à Xerxès, pour les apaiser, deux de
leurs citoyens, pour se présenter à lui, qu'il fît
d'eux à sa guise, et se payât de là pour les ambas-
sadeurs qu'ils avaient tués à son père. Deux
Spartains, l'un nommé Sperte et l'autre Bulis,
s'offrirent à leur gré pour aller faire ce paiement.
De fait ils y allèrent, et en chemin ils arrivèrent
au palais d'un Persan qu'on nommait Indarne,
qui était lieutenant du roi en toutes les \Tilles
d'Asie qui sont sur les côtes de la mer. Il les ac-
cueillit fort honorablement et leur fit grande chère,
et, après plusieurs propos tombant de l'un ne
l'autre, il leur demanda pourquoi ils refusaient
tant l'amitié du roi. « Voyez, dit-il, Spartains,
et connaissez par moi comment le roi sait honorer
ceux qui le valent, et pensez que si vous étiez
à lui, il vous ferait de même : si vous étiez à lui
et qu'il vous eût connu, il n'y a celui d'entre vous
72 DISCOURSDE
qui ne fût seigneur d'une ville de Grèce. — En
ceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bon
conseil, dirent les Lacédémoniens, pour ce que le
bien que tu nous promets, tu l'as essayé, mais celui
dont nous jouissons, tu ne sais que c'est : tu as
éprouvé la faveur du roi ; mais de la liberté,
quel goût elle a, combien elle est douce, tu n'en
sais rien. Or, si tu en avais tâté, toi-même nous
conseillerais- tu la défendre, non pas avec la
lance et l'écu, mais avec les dents et les ongles. »
Le seul Spartain disait ce qu'il fallait dire, mais
certes et l'un et l'autre parlait comme il avait été
nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan
eût regret à la liberté, ne l'ayant jamais eue, ni
que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant
goûté la franchise.
Caton l'Uticain, étant encore enfant et sous la
verge, allait et venait souvent chez Sylla le dicta-
teur, tant pour ce qu'à raison du lieu et maison
dont il était, on ne lui refusait jamais la porte,
qu'aussi ils étaient proches parents. Il avait
toujours son maître quand il y allait, comme ont
accoutumé les enfants de bonne maison. Il
s'aperçut que, dans l'hôtel de Sylla, en sa pré-
sence ou par son consentement, on emprisonnait
les uns, on condamnait les autres ; l'un était
banni, l'autre étranglé ; l'un demandait la confis-
cation d'un citoyen, l'autre la tête ; en somme, tout
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 73
y allait non comme chez un officier de ville, mais
comme chez un tyran de peuple, et c'était non
pas un parquet de justice, mais un ouvroir de
tyrannie. Si dit lors à son maître ce jeune gars :
« Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le
cacherai sous ma robe : j'entre souvent dans la
chambre de Sylla avant qu'il soit levé, j'ai le
bras assez fort pour en dépêcher la ville. » Voilà
certes une parole vraiment appartenant à Caton :
c'était un commencement de ce personnage,
digne de sa mort. Et néanmoins qu'on ne die
ni son nom ni son pays, qu'on conte seulement
le fait tel qu'il est, la chose même parlera et ju-
gera l'on, à belle aventure, qu'il était Romain
et né dedans Rome, et lors qu'elle était libre.
A quel propos tout ceci? Non pas certes que
j'estime que le pays ni le terroir y fassent rien,
car en toutes contrées, en tout air, estamèrela
sujétion et plaisant d'être libre ; mais parce que
je suis d'avis qu'on ait pitié de ceux qui, en nais-
sant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien
que si on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne,
si, n'ayant vu seulement l'ombre de la liberté
et n'en étant point avertis, ils ne s'aperçoivent
point du mal que ce leur est d'être esclaves. S'il
y avait quelque pays, comme dit Homère des
Cimmériens, où le soleil se montre autrement
qu'à nous, et après leur avoir éclairé six mois
74 DISCOURSDE
continuels, il les laisse sommeillants dans l'obs-
curité sans les venir revoir de l'autre demie
année, ceux qui naîtraient pendant cette longue
nuit, s'ils n'avaient pas ouï parler de la clarté,
s'ébahiraient ou si, n'ayant poiqt vu de jour, ils
s'accoutumaient aux ténèbres où ils sont nés,
sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais
ce que l'on n'a jamais eu, et le regret ne vient
point sinon qu'après le plaisir, et toujours est,
avec la connaissance du mal, la souvenance de la
joie passée. La nature de l'homme est bien d'être
franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature
est telle que naturellement il tient le pli que la
nourriture lui donne.
Disons donc ainsi, qu'à l'homme toutes choses
lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit
et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf,
à quoi la nature simple et non altérée l'appelle :
ainsi la première raison de la servitude volontaire,
c'est la coutume : comme des plus braves cour-
tauds, qui au commencement mordent le frein
et puis s'en jouent, et là où naguères ruaient contre
la selle, ils se parent maintenant dans les harnais
et tout fiers se gorgiassent sous la barde {^). Ils
disent qu'ils ont été toujours sujets, que leurs pères
ont ainsi vécu ; ils pensent qu'ils sont tenus
d'endurer le mal et se font accroire par exemple,
et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 75
la possession de ceux qui les tyrannisent ; mais
pour vrai, les ans ne donnent jamais droit de
mal faire, ains agrandissent l'injure. Toujours
s'en trouve il quelques-uns, mieux nés que les
autres, qui sentent le poic s du joug et ne se peuvent
tenir de le secouer ; qui ne s'apprivoisent
jamais de la sujétion et qui toujours, comme
Ulysse, qui par mer et par terre cherchait tou-
jours de voir de la famée de sa case, ne se peuvent
tenir d'aviser à leurs naturels privilèges et de se
souvenir de leurs prédécesseurs et de leur pre-
mier être ; ceux sont volontiers ceux-là qui, ayant
l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se
contentent pas comme le gros populas, de regar-
der ce qui est devant leurs pieds s'ils n'avisent
et derrière et devant et ne remémorent encore les
choses passées pour juger de celles du temps
à venir et pour mesurer les présentes ; ce sont
ceux qui, ayant la tête d'eux-mêmes bien faite,
l'ont encore polie par l'étude et le savoir. Ceux-là,
quand la liberté serait entièrement perdue et
toute hors du monde, l'imaginent et la sentent
en leur esprit, et encore la savourent, et la ser-
I vitude ne leur est de goût, pour tant bien qu'on
l'accoutre.
Le grand Turc s'est bien avisé de cela, que les
livres et la doctrine donnent, plus que toute
autre chose, aux hommes le sens et l'entendement
76 DISCOURSDE
de se reconnaître et d'haïr la tyrannie ; j'entends
qu'il n'a en ses terres guère de gens savants ni
n'en demande. Or, communément, le bon zélé
et affection de ceux qui ont gardé malgré le
temps la dévotion à la franchise, pour si grand
nombre qu'il y en ait, demeure sans effet pour
ne s 'entreconnaître point : la liberté leur est
toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et
quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers
en leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu mo-
queur, ne se moqua pas trop quand il trouva
cela à redire en l'homme que Vulcain avait fait,
de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au
cœur, afin que par là on put voir ses pensées.
L'on voulsit bien dire que Brute et Casse,
lorsqu'ils entreprindrent la délivrance de Rome,
ou plutôt de tout le monde, ne voulurent pas
que Cicéron, ce grand zélateur du bien public
s'il en fut jamais, fut de la partie, et estimèrent
son cœur trop faible pour un fait si haut : ils
se fiaient bien de sa volonté, mais ils ne s'assu-
raient point de son courage. Et toutefois, qui
voudra discourir les faits du temps passé et
les annales anciennes, il s'en trouvera peu ou
point de ceux qui voyant leur pays mal mené et
en mauviiises mains, aient entrepris d'une inten-
tion bonne, entière et non feinte, de le délivrer,
qui n'en soient venus à bout, et que la liberté,
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 77
pour se faire paraître, ne se soit elle-même fait
épaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute
le vieux, Valère et Dion, comme ils l'ont vertueu-
sement pensé, l'exécutèrent heureusement ; en
tel cas, quasi jamais à bon vouloir ne défend la
fortune. Brute le jeune et Casse ôtèrent bien
heureusement la servitude, mais en ramenant
la liberté ils moururent : non pas misérablement
(car quel blasphème serait-ce de dire qu'il y
ait eu rien de misérable en ces gens-là, ni en leur
mort, ni en leur vie ?) mais certes au grand
dommage, perpétuel malheur et entière ruine
de la république, laquelle fut, conmie il semble,
enterrée avec eux. Les autres entreprises qui ont
été faites depuis contre les empereurs romains
n'étaient que conjurations de gens ambitieux,
lesquels ne sont pas à plaindre des inconvénients
qui leur en sont advenus, étant bel à voir qu'ils
désiraient, non pas ôter, mais remuer la couronne,
prétendant chasser le tyran et retenir la tyrannie.
A ceux-ci je ne voudrais pas moi-même qu'il
leur en fut bien succédé, et suis content qu'ils
aient montré, par leur exemple, qu'il ne faut pas
abuser du saint nom de liberté pour faire mau-
vaise entreprise.
Mais pour revenir à notre propos, duquel je
m'étais quasi perdu, la première raison pourquoi
les honmies servent volontiers, est pour ce qu'ils
78 DISCOURSDE
naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en
vient une autre, qu'aisément les gens deviennent,
sous les tyrans, lâches et efféminés : dont je sais
merveilleusement bon gré à Hyppocras, le grand-
père de la médecine, qui s'en est pris garde,
et l'a ainsi dit en l'un de ses livres qu'il institue
Des maladies (^). Ce personnage avait certes en tout
le cœur en bon lieu, et le montra bien lorsque le
Grand Roi le voulut attirer près de lui à force
d'offres et grands présents, il lui répondit fran-
chement qu'il ferait grand conscience de se
mêler de guérir les Barbares qui voulaient tuer
les Grecs, et de bien servir, par son art à lui, qui
entreprenait d'asservir la Grèce. La lettre qu'il
lui envoya se voit encore aujourd'hui parmi ses
autres œuvres, et témoignera pour jamais de son
bon cœur et de sa noble nature. Or, est-il donc
certain qu'avec la liberté se perd tout en un coup
la vaillance. Les gens sujets n'ont point d'allé-
gresse au combat ni d'âpreté : ils vont au danger
quasi comme attachés et tous engourdis, par
manière d'acquit, et ne sentent point bouillir
dans leur cœur l'ardeur de la franchise qui fait
mépriser le péril et donne envie d'achapter, par
une belle mort entre ses compagnons, l'honneur
et la gloire. Entre les gens libres, c'est à l'envi
à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun,
chacun pour soi, ils s'attardent d'avoir tous leur
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 79
part au mal de la défaite ou au bien de la victoire ;
mais les gens asservis, outre ce courage guerrier,
ils perdent aussi en toutes autres choses la viva-
cité, et ont le cœur bas et mol et incapable de
toutes choses grandes. Les tyrans connaissent
bien cela, et, voyant qu'ils prennent ce pli,
pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.
Xénophon, historien grave et du premier rang
entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler
Simonide avec Hiéron, t^'ran de Syracuse, des
misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes
et graves remontrances, et qui ont aussi bonne
grâce, à mon avis, qu'il est possible. Que plût
à Dieu que les tyrans qui ont jamais été l'eussent
mis devant les yeux et s'en fussent servi de mi-
roir ! Je ne puis pas croire qu'ils n'eussent reconnu
leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches.
En ce traité il conte la peine en quoi sont les
tyrans, qui sont contraints, faisant mal à tous, se
craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela,
. que les mauvais rois se servent d'étrangers à la
guerre et les soudoient, ne s'osant fier de mettre
à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en
main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à
leur solde des nations étrangères, comme les
Français mêmes, et plus encore d'autrefois
qu'aujourd'hui, mais à une autre intention,
pour garder des leurs, n'estimant rien le dommage
k
8o DISCOURSDE
de l'argent pour épargner les hommes. C'est ce
que disait Scipion, ce crois-je, le grand Afri-
cain, qu'il aimerait mieux avoir sauvé un citoyen
que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est
bien assuré, que le tyran ne pense jamais que la
puissance lui soit assurée, sinon quand il est
venu à ce point qu'il n'a sous lui homme qui
vaille : donc à bon droit lui dire on cela, que
Thrason en Térence se vante avoir reproché au
maître des éléphants :
Pour cela si brave vous êtes
Que vous avez charge des bêtes.
, Mais cette ruse de tyrans d'abêtir leurs sujets
ne se peut pas connaître plus clairement que
Cyrus fit envers les Lydiens, après qu'il se fut
emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie,
et qu'il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi,
et l'eut amené quand et soi : on lui apporta nou-
velles que les Sardains s'étaient révoltés ; il les
eut bientôt réduits sous sa main ; mais, ne voulant
pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être
toujours en peine d'y tenir une armée pour la
garder, il s'avisa d'un grand expédient pour s'en
assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et
jeux publics, et fit publier une ordonnance que
les habitants eussent à en faire état. Il se trouva si
bien de cette garnison que jamais depuis contre
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 8l
les Lydiens il ne fallut tirer un coup d'épée.
Ces pauvres et misérables gens s'amusèrent à
inventer toutes sortes de jeux, si bien que les
Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appe-
lons passe-temps^ ils l'appellent ludi, comme s'ils
voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n'ont pas
ainsi déclarés exprès qu'ils voulsissent efFéminer
leurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonna
formellement et en effet, sous main ils l'ont
pourchassé la plupart. A la vérité, c'est le natu-
rel du mérite populaire, duquel le nombre est
toujours plus grand dedans les villes, qu'il est
soupçonneux à l'endroit de celui qui l'aime, et
simple envers celui qui le trompe. Ne pensez
pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux
à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la frian-
dise du ver, s'accroche plus tôt dans le haim
que tous les peuples s'allèchent vitement à la
servitude, par la moindre plume qu'on leur passe,
comme l'on dit, devant la bouche ; et c'est chose
merveilleuse qu'ils se laissent aller ainsi tôt,
mais seulement qu'on les chatouille. Les théâtres,
les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs,
les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et
autres telles drogueries, c'étaient aux peuples
anciens les appâts de la servitude, le prix de leur
liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen,
cette pratique, ces alléchements avaient les an-
82 DISCOURSDE
ciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le
joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux
ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir, qui
leur passait devant les yeux, s'accoutumaient
à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les
petits enfants qui, pour voir les luisantes images
des livres enluminés, apprennent à lire. Les
Romains tyrans s'avisèrent encore d'un autre
point : de festoyer souvent les dizaines publiques,
abusant cette canaille comme il fallait, qui se
laisse aller, plus qu'à toute autre chose, au plaisir
de la bouche : le plus avisé et entendu d'entre eux
n'eut pas quitté son esculée de soupe pour re-
couvrer la liberté de la république de Platon.
Les tyrans faisaient largesse d'un quart de blé,
d'un sestier de vin et d'un sesterce ; et lors
c'était pitié d'ouïr crier : Vive le roi ! Les lour-
dauds ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que
recouvrer une partie du leur, et que cela même
qu'ils recouvraient, le tyran ne leur eut pu donner,
si devant il ne l'avait ôté à eux-mêmes. Tel eut
amassé aujourd'hui le sesterce, et se fut gorgé
au festin public, bénissant Tibère et Néron,
et leur belle libéralité qui, le lendemain, étant
contiaint d'abandonner ses biens à leur avarice,
ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté
de ces magnifiques empereurs, ne disait mot,
non plus qu'une pierre, ne remuait non plus
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 83
qu'une souche (^). Toujours le populaire a eu
cela : il est, au plaisir qu'il ne peut honnêtement
recevoir, tout ouvert et dissolu, et, au tort et à la
douleur qu'il ne peut honnêtement souffrir,
insensible. Je ne vois pas maintenant personne
qui, oyant parler de Néron, ne tremble même
au surnom de ce vdlain monstre, de cette ordeet
sale peste du monde ; et toutefois, de celui-là,
de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête
sauvage, on peut bien dire qu'après sa mort,
aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain
en reçut tel déplaisir, se souvenant de ses jeux
et de ses festins, qu'il fut sur le point d'en porter
le deuil ; ainsi l'a écrit Corneille Tacite, auteur
bon et grave, et l'un des plus certains. Ce qu'on
ne trouvera pas étrange, vu que ce peuple là
même avait fait auparavant à la mort de Jules
César, qui donna congé aux lois et à la liberté,
auquel personnage il n'y eut, ce me semble,
rien qui vaille, car son humanité même, que l'on
prêche tant, fut plus dommageable que la cruauté
du plus sauvage tyran qui fut oncques, pour ce
qu'à la vérité ce fut cette sienne venimeuse dou-
ceur qui, envers le peuple romain, sucra la ser-
. vitude ; mais, après sa mort, ce peuple-là, qui
avait encore en la bouche ses banquets et en
l'esprit la souvenance de ses prodigalités, pour lui
faire ses honneurs et le mettre en cendre, amon-
L.V BOÉTIE 6
84 DISCOURSDE
celait à l'envi les bancs de la place, et puis lui
éleva une colonne, comme au Père du peuple
(ainsi le portait le chapiteau), et lui fit plus d'hon-
neur, tout mort qu'il était, qu'il n'en devait faire
par droit à homme du monde, si ce n'était par
aventure à ceux qui l'avaient tué. Ils n'oublièrent
pas aussi cela, les empereurs romains, de prendre
communément le titre de tribun du peuple,
tant pour que ce que cet office était tenu pour
saint et sacré qu'aussi il était établi pour la défense
et protection du peuple, et sous la faveur de l'État.
Par ce moyen, ils s'assuraient que le peuple se
fierait plus d'eux, comme s'il devait en ouïr
le nom, et non pas sentir les effets au contraire.
Aujourd'hui ne font pas beaucoup mieux ceux
qui ne font guère mal aucun, même de consé-
quence, qu'ils ne passent devant quelque joli
propos du bien public et soulagement commun :
car tu sais bien, ô Longa, le formulaire, duquel en
quelques endroits ils pourraient user assez fine-
ment ; mais, à la plupart, certes, il n'y peut avoir
de finesse là où il y a tant d'impudence. Les rois
d'Assyrie, et encore après eux ceux de Méde,
ne se présentaient en public que le plus tard
qu'ils pouvaient, pour mettre en doute ce popu-
las s'ils étaient en quelque chose plus qu'hommes,
et laisser en cette rêverie les gens qui font volon-
tiers les Imaginatifs aux choses desquelles ils ne
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 85
peuvent juger de vue. Ainsi tant de nations, qui
furent assez longtemps sous cet empire assyrien,
avec ce mystère s'accoutumaient à servir et ser-
vaient plus volontiers, pour ne savoir pas quel
maître ils avaient, ni à grand 'peine s'ils en avaient,
et craignaient tous, à crédit, un que personne
jamais n'avait vu. Les premiers rois d'Egypte
ne se montraient guère, qu'ils ne portassent
tantôt un chat, tantôt une branche, tantôt du
feu sur la tête ; et, ce faisant, par l'étrangeté de la
chose ils donnaient à leurs sujets quelque révé-
rence et admiration, où, aux gens qui n'eussent
été trop sots ou trop asservis, ils n'eussent
apprêté, ce m'est avis, sinon passe-temps et risée.
C'est pitié d'ouïr parler de combien de choses
les tyrans du temps passé faisaient leur profit
pour fonder leur tyrannie ; de combien de pe-
tits moyens ils se servaient, ayant de tout temps
trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne
savait si mal tendre filet qu'ils n'y vinssent prendre
lequel ils ont toujours trompé à si bon marché
qu'ils ne l'assujettissaient jamais tant que lors-
qu'ils s'en moquaient le plus.
Que dirai-je d'une autre belle bourde que les
peuples anciens prindrent pour argent comp-
tant? Ils crurent fermement que le gros doigt
de Pyrrhe, roi des Épirotes, faisait miracles et
guérissait les malades de la rate ; ils enrichirent
86 DISCOURSDE
encore mieux le conte, que ce doigt, après qu'on
eut brûlé tout le corps mort, s'était trouvé entre
les cendres, s 'étant sauvé, malgré le feu. Toute-
fois ainsi le peuple sot fait lui-même les men-
songes, pour puis après les croire. Prou de gens
l'ont ainsi écrit, mais de façon qu'il est bel à voir
qu'ils ont amassé cela des bruits de ville et du
vain parler du populas. Vespasien, revenant
d'Assyrie et passant à Alexandrie pour aller à
Rome, s'emparer de l'empire, fit merveilles :
il addressait les boiteux, il rendait clairvoyants
les aveugles, et tout plein d'autres belles choses
auxquelles qui ne pouvait voir la faute qu'il y
avait, il était à mon avis plus aveugle que ceux
qu'il guérissait. Les tyrans même trouvaient
bien étrange que les hommes pussent endurer
un homme leur faisant mal ; ils voulaient fort
se mettre la religion devant pour gardecorps, et,
s'il était possible, emprunter quelque échantillon
de la divinité pour le maintien de leur méchante
vie. Donc Salmonée, si l'on croit à la sibylle de
Virgile en son enfer, pour s'être ainsi moquée
des gens et avoir voulu faire du Jupiter, en rend
maintenant compte, et elle le vit en l'arrière-enfer.
Souffrant cruels tourments, pour vouloir imiter
Les tonnerres du ciel, et feux de Jupiter,
Dessus quatre coursiers, celui allait, branlant,
Haut monté, dans son poing un grand flambeau brillant.
Par les peuples grégeois et dans le plein marché,
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 87
Dans la ville d'ÉIide haut il avait marché
Et faisant sa bravade ainsi entreprenait
Sur l'honneur qui, sans plus, aux dieux appartenait.
L'insensé, qui l'orage et foudre inimitable
Contrefaisait, d'airain, et d'un cours effroyable
De chevaux cornepicds, le Père tout puissant ;
Lequel, bientôt après, ce grand mal punissant.
Lança, non un flambeau, non pas une lumière
D'une torche de cire, avecque sa fumièrc,
Et de ce rude coup d'une horrible tempête,
Il le porta à bas, les pieds par-dessus tête (i).
Si celui qui ne faisait que le sot est à cette
heure bien traité là-bas, je crois que ceux qui
ont abusé de la religion, pour être méchants,
s'y trouvent encore à meilleures enseignes.
Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi
de tel, des crapauds, des fleurs de Us, l'ampoule et
l'oriflamme. Ce que de ma part, comment qu'il en
soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous
ni nos ancêtres n'avons eu jusqu'ici aucune oc-
casion de l'avoir mécru, ayant toujours eu des
rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre,
qu'encore qu'ils naissent rois, il semble qu'ils
ont été non pas faits comme les autres par la
nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant,
avant que naître, pour le gouvernement et la
conservation de ce royaume ; et encore, quand
cela n'y serait pas, si ne voudrais-je pas pour cela
entrer en lice pour débattre la vérité de nos his-
toires, ni les éplucker si privément, pour ne
tollir ce bel ébat, où se pourra fort escrimer notre
DISCOURS DE
poésie française, maintenant non pas. accoutrée,
mais, comme il semble, faite toute à neuf par
notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui
en cela avancent bien tant notre langue, que j'ose
espérer que bientôt les Grecs ni les Latins
n'auront guère, pour ce regard, devant nous,
sinon, possible, le droit d'aînesse. Et certes je
ferais grand tort à notre rime, car j'use volontiers
de ce mot, et il ne me déplaît point pour ce qu'en-
core que plusieurs l'eussent rendue mécanique,
toutefois je vois assez de gens qui sont à même
pour la rennoblir et lui rendre son premier hon-
neur ; mais je lui ferais, dis-je, grand tort de lui
ôter maintenant ces beaux contes du roi Clovis,
auxquels déjà je vois, ce me semble, combien
plaisamment, combien à son aise s'y égayera la
veine de notre Ronsard, en sa Franciade (^). J'en-
tends la portée, je connais l'esprit aigu, je sais la
grâce de l'homme : il fera ses besognes de l'ori-
flamb aussi bien que les Romains de leurs an-
cilles
et les boucliers du ciel en bas jettes,
ce dit Virgile ; il ménagera notre ampoule aussi
bien que les Athéniens le panier d'Erichtone (^) ; il
fera parler de nos armes aussi bien qu'eux de leur
olive qu'ils maintiennent être encore en la tour
de Minerve. Certes je serais outrageux de vou-
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 89
loir démentir nos livres et de courir ainsi sur les
erres de nos poètes. Mais pour retourner d'où,
je ne sais comment, j'avais détourné le fil de
mon propos, il n'a jamais été que les tyrans,
pour s'assurer, ne se soient efforcés d'accoutu-
mer le peuple envers eux, non seulement à
obéissance et servitude, mais encore à dévotion.
Donc ce que j'ai dit jusques ici, qui apprend les
gens à servir plus volontiers, ne sert guère aux
t}Tans que pour le menu et grossier peuple.
JVIais maintenant je viens à un point, lequel est
à mon avis le ressort et le secret de la domination,
le soutien et fondement de la tyrannie. Qui pense
que les hallebardes, les gardes et l'assiette du guet
garde les tyrans, à mon jugement se trompe
fort ; et s'en aident-ils, comme je crois, plus pour
la formalité et épouvantail que pour fiance qu'ils
y aient. Les archers gardent d'entrer au palais les
mal habillés qui n'ont nul moyen, non pas les bien
armés qui peuvent faire quelque entreprise (^).
Certes, des empereurs romains il est aisé à compter
qu'il n'y en a pas eu tant qui aient échappé
quelque danger par le secours de leurs gardes,
comme de ceux qui ont été tués par leurs archers
mêmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à
cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de
pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le
tyran. On ne le croira pas du premier coup,
90 DISCOURSDE
mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre
ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou
cinq qui tiennent tout le pays en servage. Tou-
jours il a été que cinq ou six ont eu l'oreille du
tyran, et s'y sont approchés d'eux-mêmes, ou bien
ont été appelés par lui, pour être les complices
de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs,
les maquereaux de ses voluptés, et communs
aux biens de ses pilleries. Ces six adressent si
bien leur chef, qu'il faut, pour la société, qu'il
soit méchant, non pas seulement par ses méchan-
cetés, mais encore des leurs. Ces six ont six cents
qui profitent sous eux, et font de leurs six cents
ce que les six font au tyran. Ces six cents en
tiennent sous eux six mille, qu'ils ont élevé en
état, auxquels ils font donner ou le gouvernement
des provinces, ou le maniement des deniers,
afin qu'ils tiennent la main à leur avarice et
cruauté et qu'ils l'exécutent quand il sera temps,
et fassent tant de maux d'ailleurs qu'ils ne
puissent durer que sous leur ombre, ni s'exempter
que par leur moyen des lois et de la peine.
Grande est la suite qui vient après cela, et qui
voudra s'amuser à dévider ce filet, il verra que,
non pas les six mille, mais les cent mille, mais les
millions, par cette corde, se tiennent au tyran,
s'aident d'icelle comme, en Homère, Jupiter qui
se vante, s'il tire la chaîne, d'emmener vers soi
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 9I
tous les dieux. De là venait la crue du Sénat
sous Jules, l'établissement de nouveaux États,
érection d'offices ; non pas certes à le bien prendre,
réformation de la justice, mais nouveaux soutiens
de la tyrannie. En somme que l'on en vient
là, par les faveurs ou sous-faveurs, les gains ou
regains qu'on a avec les tyrans, qu'il se trouve
enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie
semble être profitable, comme de ceux à qui la
liberté serait agréable. Tout ainsi que les méde-
cins disent qu'en notre corps, s'il y a quelque
chose de gâté, dès lors qu'en autre endroit il
s'y bouge rien, il se vient aussitôt rendre vers
cette partie véreuse : pareillement, dès lors
qu'un roi s'est déclaré tyran, tout le mauvais,
toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de
larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère
en une république faire mal ni bien, mais ceux
qui sont tâchés d'une ardente ambition et d'une
notable avarice, s'amassent autour de lui et le
soutiennent pour avoir part au butin, et être,
sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes.
Ainsi font les grands voleurs et les fameux cor-
saires : les uns découvrent le pays, les autres
chevalent les voyageurs ; les uns sont en embûche,
les autres au guet ; les autres massacrent, les
autres dépouillent, et encore qu'il y ait entre
eux des prééminences, et que les uns ne soient
92 DISCOURSDE
que valets, les autres chefs de l'assemblée, si n'y
en a-il à la fin pas un qui ne se sente sinon du
principal butin, au moins de la recherche.
On dit bien que les pirates siciliens ne s'assem-
blèrent pas seulement en si grand nombre, qu'il
fallut envoyer contre eux Pompée le grand ;
mais encore tirèrent à leur alliance plusieurs
belles villes et grandes cités aux havres desquelles
ils se mettaient en sûreté, revenant des courses,
et pour récompense, leur baillaient quelque
profit du recélement de leur pillage.
. Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par
le moyen des autres, et est gardé par ceux des-
quels, s'ils valaient rien, il se devrait garder ;
et, comme on dit, pour fendre du bois il fait
des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà
ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas
qu'eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui,
mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des
hommes sont contents d'endurer du mal pour
en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais
à ceux qui en endurent comme eux, et qui n'en
peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui
nacquetent (^) le tyran pour faire leurs besognes
de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me
prend souvent ébahissement de leur méchanceté,
et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire
vrai, qu'est-ce autre chose de s'approcher du
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 93
tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et
par manière de dire serrer à deux mains et em-
brasser la servitude ? Qu'ils mettent un petit
à part leur ambition et qu'ils se déchargent un
peu de leur avarice, et puis qu'ils se regardent
eux-mêmes et qu'ils se recormaissent, tt ils
verront clairement que les villageois, les paysans,
lesquels tant qu'ils peuvent ils foulent aux
pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves,
ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés,
sont toutefois, au prix d'eux, fortunés et aucune-
ment libres. Le laboureur et l'artisan, pour tant
qu'ils soient asservis, en sont quittes en faisant
ce qu'ils ont dit ; mais le tyran voit les autres
qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa
faveur : il ne faut pas seulement qu'ils fassent
ce qu'il dit, mais qu'ils pensent ce qu'il veut,
et souvent, pour lui satisfaire, qu'Us préviennent
encore ses pensées. Ce n'est pas tout à eux que
de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut
qu'ils se rompent, qu'ils se tourmentent, qu'ils
se tuent à travailler en ses affaires et puis qu'ils
se plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur goût
pour le sien, qu'ils forcent leur complexion»
qu'ils dépouillent leur naturel ; il faut qu'ils
se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses
signes et à ses yeux ; qu'ils n'aient ni œU, ni pied,
ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses
94 DISCOURSDE
volontés et pour découvrir ses pensées. Cela
est-ce vivre heureusement ? cela s'app2lle-il
vivre ? est-il au monde rien moins supportable
que cela, je ne dis pas à un homme de cœur,
je ne dis pas à un bien né, mais seulement à
un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la
face d'homme ? Quelle condition est plus misé-
rable que de vivre ainsi, qu'on n'aie rien à soi,
tenant d'autrui son aise, sa liberté, son corps
et sa vie ?
Mais ils veulent servir pour avoir des biens :
comme s'ils pouvaient rien gagner qui fût à eux,
puisqu'ils ne peuvent pas dire de soi qu'ils soient
à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir
rien de propre sous un tyran, ils veulent faire
que les biens soient à eux, et ne se souviennent
pas que ce sont eux qui lui donnent la force
pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu'on
puisse dire être à personne. Ils voient que rien
ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les
biens ; qu'il n'y a aucun crime envers lui digne
de mort que le dequoi ; qu'il n'?ime que les ri-
chesses et ne défait que les riches, et ils se viennent
présenter, comme devant le boucher, pour s'y
offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie.
Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de
ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup
de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 95
amassé, puis après y ont perdu et les biens et
les \'ies ; il ne leur doit pas tant venir en l'esprit
combien d'autres y ont gagné de richesses,
mais combien peu de ceux-là les ont gardées.
Qu'on découvre toutes les anciennes histoires,
qu'on regarde celles de notre souvenance, et
on verra tout à plein combien est grand le nombre
de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens
l'oreille des princes, ayant ou employé leur
mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin
par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant
qu'ils y avaient trouvé de facilité pour les élever,
autant y ont-ils connu puis après d'inconstance
pour les abattre. Certainement en si grand nombre
de gens qui se sont trouvés jamais près de tant
de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point,
qui n'aient essayé quelquefois en eux-mêmes
la cruauté du tyran qu'ils avaient devant attisée
contre les autres : le plus souvent s'étant enrichis,
sous l'ombre de sa faveur, des dépouilles d 'au-
trui, ils l'ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs
dépouilles.
Les gens de bien mêmes, si toutefois il s'en
trouve quelqu'un aimé du tyran, tant soient-ils
avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu
et intégrité, qui voire aux plus méchants donne
quelque révérence de soi quand on la voit de
près, mais les gens de bien, dis-je, n'y sauraient
96 DISCOURSDE
durer, et faut qu'ils se sentent du mal commun,
et qu'à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie.
Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne
de gens de bien, desquels même les deux leur
mâle fortune approcha du tyran et leur mit en
main le maniement de ses affaires, tous deux
estimés de lui, tous deux chéris, et encore l'un
l'avait nourri et avait pour gages de son amitié
la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là
sont suffisants témoins par leur cruelle mort,
combien il y a peu d'assurance en la faveur
d'un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié
peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si
dur que d'haïr son royaume, qui ne fait que lui
obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore
aimer, s'appauvrit lui-même et détruit son
empire ?
Or, si l'on veut dire que ceuix-là pour avoir
bien vécu sont tombés en ces inconvénients,
qu'on regarde hardiment autour de celui-là
même, et on verra que ceux qui vindrent en sa
grâce et s'y maintindrent par mauvais moyens
ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï
parler d'amour si abandonnée, d'affection si
opiniâtre ? qui a jamais lu d'homme si obstiné-
ment acharné envers femme que celui-là envers
Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-
même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 97
Claude, pour lui faire place à l'empire ; pour
l'obliger, elle n'avait jamais fait difficulté de rien
faire ni de souffrir : donc son fils même, son
nourrisson, son empereur fait de sa main, après
l'avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie;
il n'y eut lors personne qui ne dit qu'elle avait
trop bien mérité cette punition, si c'eut été par
les mains de tout autre que de celui à qui elle
l'avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier,
plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais
que Claude l'empereur? Qui fut onc plus coiffé
que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin
entre les mains du bourreau. La simplesse
demeure toujours aux tyrans, s'ils en ont, à ne
savoir bien faire, mais je ne sais comment à la
fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui
leur sont près, si peu qu'ils ont d'esprit, cela
même s'éveille. Assez commun est le beau mot
de cet autre qui, voyant là gorge de sa femme
découverte, laquelle il aimait le plus, et sans la-
quelle il semblait qu'il n'eut su vivre, il la caressa
de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt
coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la
■ plupart des tyrans anciens étaient communément
tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la
nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant
assurer de la volonté du tyran comme ils se dé-
fiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Doraitien
98 DISCOURSDE
par Etienne, Commode par une de ses amies
mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi
tous les autres (^).
C'est cela que certainement le tyran n'est
jamais aimé ni n'aime. L'amitié, c'est un nom
sacré, c'est une chose sainte ; elle ne se met ja-
mais qu'entre gens de bien, et ne se prend que
par une mutuelle estime ; elle s'entretient non
tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui
rend un ami assuré de l'autre, c'est la connais-
sance qu'il a de son intégrité : les répondants
qu'il en a, c'est son bon naturel, la foi et la cons-
tance. Il n'y peut avoir d'amitié là où est la cruauté,
là où est la déloyauté, là où est l'injustice ; et
entre les méchants, quand ils s'assemblent,
c'est un complot, non pas une compagnie ;
ils ne s 'entraiment pas, mais ils s 'entrecraignent ;
ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.
Or, quand bien cela n'empêcherait point,
encore serait-il malaisé de trouver en un tyran
un amour assuré, parce qu'étant au-dessus de
tous, et n'ayant point de compagnon, il est déjà
au delà des bornes de l'amitié, qui a son vrai
gibier en l'équalité, qui ne veut jamais clocher,
ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a
bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi
au par.tage du butin, pour ce qu'ils sont pairs
et compagnons, et s'ils ne s 'entrai ment, au moins
I
LA SERVITUDE VOLONTAIRE 99
ils S 'entrecraignent et ne veulent pas, en se désu-
nissant, rendre leur force moindre ; mais du
tjTan, ceux qui sont ses favoris n'en peuvent
avoir jamais aucune assurance, de tant qu'il a
appris d'eux-mêmes qu'il peut tout, et qu'il
n'y a droit ni devoir aucun qui l'oblige, faisant
son état de compter sa volonté pour raison,
et n'avoir compagnon aucun, mais d'être de tous
maître. Donc n'est-ce pas grande pitié que,
voyant tant d'exemples apparents, voyant le
danger si présent, personne ne se veuille faire
sage aux dépens d'autnii, et que, de tant de gens
s'approchant si volontiers des tjrans, qu'il n'y
pas un qui ait l'avisement et la hardiesse de leur
dire ce que dit, comme porte le conte, le renard
au lion qui faisait le malade : « Je t'irais voir en
ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de
bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui re-
viennent en arrière je n'en vois pas une. »
Ces misérables voient reluire les trésors du
tyran et regardent tout ébahis les rayons de sa
braveté ; et, alléchés de cette clarté, ils s'appro-
chent, et ne voient pas qu'ils se mettent dans la
flamme qui ne peut faillir de les consommer :
ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables
anciennes), voyant éclairer le feu trouvé par
Prométhée, le trouva si beau qu'il l'alla baiser
et se brûla ; ainsi le papillon qui, espérant jouir
LA BOÉTIE 7
100 DISCOURS DE
de quelque plaisir, se met dans le feu, pour ce
qu'il reluit, il éprouve l'autre vertu, celle qui
brûle, comme dit le poète toscan (^). Mais encore,
mettons que ces mignons échappent les mains
de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais
du roi qui vient après : s'il est bon, il faut rendre
compte et reconnaître au moins lors la raison ;
s'il est mauvais et pareil à leur maître, il ne sera
pas qu'il n'ait aussi bien ses favoris, lesquels
aucunement ne sont pas contents d'avoir à leur
tour la place des autres, s'ils n'ont encore le
plus souvent et les biens et les vies. Se peut-il
donc faire qu'il se trouve aucun qui, en si grand
péril et avec si peu d'assurance, veuille prendre
cette malheureuse place, de servir en si grande
peine un si dangereux maître ? Quelle peine,
quel martyre est-ce, vrai Dieu ? Être nuit et jour
après pour songer de plaire à un, et néanmoins
se craindre de lui plus que d'homme du monde ;
avoir toujours l'œil au guet, l'oreille aux écoutes,
pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir
les embûches, pour sentir la ruine de ses com-
pagnons, pour aviser qui le trahit, rire à chacun
et néanmoins se craindre de tous, n'avoir aucun
ni ennemi ouvert ni ami assuré ; ayant toujours le
visage riant et le cœur transi, ne pouvoir être
joyeux, et n'oser être triste !
Mais c'est plaisir de considérer qu'est-ce qui
LA SERVITUDE VOLONTAIRE lOI
leur revient de ce grand tourment, et le bien
qu'ils peuvent attendre de leur peine de leur
misérable vie. Volontiers le peuple, du mal qu'il
souflEre, n'en accuse point le tyran, mais ceux
qui le gouvernent : ceux-là, les peuples, les na-
tions, tout le monde à l'envi, jusqu'aux paysans,
jusqu'aux laboureurs, ils savent leur nom, ils
déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux
mille outrages, mille vilenies, mille maudissons ;
toutes leurs oraisons, tous leurs vœux sont contre
ceux-là ; tous les malheurs, toutes les pestes,
toutes leurs famines, ils les leur reprochent ;
et si quelquefois ils leur font par apparence
quelque honneur lors même qu'ils les mau-
gréent en leur cœur, et les ont en horreur plus
étrange que les bêtes sauvages. Voilà la gloire,
voilà l'honneur qu'ils reçoivent de leur service
■ envers les gens, desquels, quand chacun aurait
une pièce de leur corps, ils ne seraient pas encore,
ce leur semble, assez satisfaits ni à-demi saoulés
de leur peine ; mais certes, encore après qu'ils
sont morts, ceux qui viennent après ne sont
jamais si paresseux que le nom de ces mange-
peuples ne soit noirci de l'encre de mille plumes,
et leur réputation déchirée dans mille livres,
et les os mêmes, par manière de dire, traînés
par la postérité, les punissant, encore après leur
mort, de leur méchante vie (^).
I02 LA SERVITUDE VOLONTAIRE
Apprenons donc quelquefois, apprenons à
bien faire ; levons les yeux vers le ciel, ou pour
notre honneur, ou pour l'amour même de la vertu,
ou certes, à parler à bon escient, pour l'amour
et honneur de Dieu tout-puissant, qui est assuré
témoin de nos faits et juste juge de nos fautes.
De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé,
puisqu'il n'est rien si contraire à Dieu, tout
libéral et débonnaire, que la tyrannie, qu'il
réserve là-bas à part pour les tyrans et leurs
complices quelque peine particulière {^).
MÉMOIRE INÉDIT
TOUCHANT L'ÉDIT DE JANVIER 1562
LE SUJET de la délibération est la pacifi-
cation des troubles. Il faut donc entendre
premièrement en quel état est à présent
le mal que l'on veut guérir ; après, reconnaître
l'origine et la source pour savoir comment il est
né, comme il s'est nourri et a pris accroissement.
Si on doit trouver quelque remède, il se verra
plus à clair, après avoir considéré ces deux choses.
Tout le mal est la diversité de religion, qui a
passé si avant, qu'un même peuple, vivant sous
même prince, s'est clairement divisé en deux
parts, et ne faut douter que ceux d'un côté
n'estiment leurs adversaires ceux qui sont de
l'autre. Non seulement les opinions sont diffé-
rentes, mais déjà ont diverses églises, divers chefs,
contraires observations, divers ordres, contraire
police en religion : bref, pour ce regard, aucune-
ment deux diverses républiques opposées de
front l'une à l'autre.
De ce mal en sortent deux autres : l'un est
104 MÉMOIRE TOUCHANT
une haine et malveillance quasi universelle
entre les sujets du Roi, laquelle en quelques
endroits se nourrit plus secrètement, en autres se
déclare plus ouvertement, mais partout elle
produit assez de tristes effets.
L'autre est que peu à peu le peuple s'accou-
tume à une irrévérence envers le magistrat, et,
avec le temps, apprend à désobéir volontiers, et
se laisse mener aux appâts de la liberté, ou plutôt
licence, qui est la plus douce et friande poison
du monde. Cela se fait pour ce que le populaire,
ayant connu qu'il n'est tenu d'obéir à son prince
naturel en ce qui concerne la religion, fait mal
son profit de cette règle, qui, de soi, n'est point
mauvaise, et en tire une fausse conséquence
qu'il ne faut obéir aux supérieurs qu'aux choses
bonnes d'elles-mêmes, et après s'attribue le
jugement de ce qui est bon ou mauvais, et enfin
se rend à cela de n'avoir autre loi que sa cons-
cience, c'est-à-dire, en la plus grande part,
la persuation de leur esprit et leurs fantaisies,
et quelquefois tout ce qu'ils veulent ; car comme
il n'est rien plus juste ni plus conforme aux loix
que la conscience d'un homme religieux, et crai-
gnant Dieu, et pourvu de probité et de prudence,
ainsi il n'est rien plus fol, plus vain et plus mons-
trueux que la conscience et superstition de la
multitude indiscrète.
l'édit de janvier 1562 105
La désobéissance au magistrat vient aussi
d'ailleurs. C'est que ceux des deux religions voient
entre les officiers de la Justice aucunes mutuelle-
ment contraires à leurs opinions, et leur veulent
encore plus de mal pour cette occasion qu'ils ne
font aux privés, même ceux de la nouvelle Église,
tant pour la crainte qu'ils ont de la Justice
pour l'avenir, voyant le Roi ne vivre pas à leur
façon, qu'aussi pour la souvenance qu'ils ont de
la rigueur des jugements donnés au temps des
autres rois contre ceux qui ont introduit et formé
leur doctrine. Ainsi, étant grande la haine contre
la Justice, il est nécessaire que la révérence et
l'obéissance soit fort diminuée, car il est impos-
sible d'honorer ceux qu'on méprise ni d'obéir
volontiers à ceux qu'on hait et qu'on a en hor-
reur ; même pour ce que cette envie de désobéir
n'est pas sans pouvoir, pour ce que maintenant
il n'y a personne faible de tant que chacun a
(par manière de dire) sa bande et sait son enseigne
et sa retraite, étant les factions si ouvertes à
cause du différend de la doctrine : ce qui se mani-
feste plus clairement aux nations qui sont de leur
naturel plus martiales et qui s'échauffent plus
volontiers, comme en la Gascogne, là où la di-
versité des opinions a fait d'autres effets qu'en
plusieurs autres pays. Non pas [qu'on puisse
nier] que la nature et l'humeur des peuples est
I06 MÉMOIRE TOUCHANT
diverse, et selon la différente disposition des
cerveaux la même chose a diversement ouvré (^).
Mais il ne faut douter qu'à la longue, par conta-
gion, il ne fit aux plus paisibles nations de France
les mêmes effets, pour ce que le mauvais exemple
est la plus pernicieuse doctrine et le pire enseigne-
ment du monde au populaire indiscret, qui pense
être loisible tout ce qui se fait de mal et qui se
souffre. Et ainsi on voit les plus grands vices,
et même ceux qui viennent de la licence, se
donner de main à main, de voisin à voisin,
ainsi que les maladies contagieuses se portent
de pays en pays. Voilà donc le mal auquel il
faut pourvoir, mais premièrement il faut savoir
l'origine comme il est venu.
Or, de chercher les causes de toutes les erreurs
et fausses opinions qui peuvent naître en la reli-
gion, ce serait une chose malaisée et fort longue,
et qui, par aventure, ne servirait de rien à ce
propos. Pour ce regard il doit suffire que la sainte
Écriture a prédit : il faut qu'il y ait des hérésies,
afin que ceux qui sont bons et éprouvés soient
manifestes. Aussi il n'advient rien de quoi ne se
doive moins ébahir que de la diversité des opi-
nions, pour ce que c'est ce qui est entre les
hommes les plus commun et ordinaire de les voir,
non pas seulement contraire aux autres en avis,
rnais enfiévrés en eux-mêmes, et en un instant
l'édit de janvier 1562 107
prendre et laisser reprendre encore des opinions
toutes différentes, selon les diverses raisons
qu'ils s'imaginent. Le pis est qu'en la chose la
plus grave et la plus précieuse, et qui nous est
importante du salut, c'est en notre foi et créance,
je ne sais par quelle corruption de nature la
plupart sont plus sujets en cela qu'en tout
autre fait, de prendre une opinion fausse pour
vraie et changer volontiers, voire le plus souvent,
sans savoir ce qu'on laisse ni ce qu'on prend.
C'est, pour vrai, comme un grand auteur
ancien disait de la médecine, et combien qu'on
ne puisse mettre sans grand danger sa personne
entre les mains d'un médecin inconnu, il n'y a
toutefois chose en quoi l'on soit si facile et léger
à croire qu'en cela ; de sorte qu'on se fie même
des plus ignorantes vieilles, si elles promettent
la santé, avec des brevets ou des bracelets d'herbes.
Et combien que la peur qu'on a de la mort pût
être cause qu'on ne se fiât légèrement à personne,
sans la bien connaître, pour mettre notre corps
à sa merci, toutefois, tout au rebours, la crainte
démesurée de mourir et le désir et espérance de
guérir fait qu'on se fie de tout le monde. Ainsi,
en la religion, bien que le poids de la chose,
qui est le salut de l'âme, nous dut faire résoudre
de ne recevoir aucune nouvelle créance d'aucun,
sinon avec grande connaissance de cause, ij
Io8 MÉMOIRE TOUCHANT
advient tout le contraire : qu'en chose du monde
on n'est si facile à croire qu'en cela, lorsque
quelqu'un menace de la damnation ou promet
la félicité éternelle. Et c'est à cause que Dieu
a mis en nous naturellement une affection et
crainte, lesquelles, conduites avec raison, ne
sont autre chose que dévotion et piété ; et quand
elles sont dépourvues de jugement, c'est vanité
et une sotte et aveugle superstition. Il ne faut
donc point s'ébahir des erreurs quelle part qu'on
les voie, mais plutôt il faut chercher par quelle
occasion la dévotion que nous voyons à présent
est entrée, qu'est-ce qui a pu émouvoir tant de
gens qu'il n'y a maintenant que quarante et
trois ans vivaient sous une même loi, en une
même Église, en une concorde telle, que ce
étant [c'était] toute la chrétienté (i).
Qui a rompu cette paix et mis toute l'Europe
en combustion ? L'un nommera Martin [Luther],
l'autre Zvi^ingle, l'autre quelqu'un des chefs
de leur doctrine. Mais ce n'est pas ce que je
cherche. Le mal se couvait devant que ceux-là
naquissent ; et encore qu'ils aient été les instru-
ments pour émouvoir la noise, se peut-il qu'il
faut prendre la cause de plus haut, ce me semble,
comme il advient quand on a quelque mauvaise
aposthème et fort enflanmiée, laquelle on craint
de faire percer au chirurgien, bien qu'elle soit
l'édit de janvier 1562 109
mûre, que souvent par rencontre on vient à
heurter quelqu'un qui, ou par fortune ou par
envie qu'il a de faire mal, la fait crever, et avec
grande douleur, mais toutefois pour le bien et
avantage de celui qui reçoit le coup. Ainsi il
est aisé à connaître que l'Église étant, long temps
y a, merveilleusement corrompue d'infinis abus,
survenus tant par la longueur du temps que la
dissolution des mœurs, ne pouvant plus elle-
même se contenir en soi et s'étant venue la maladie
en son entière maturité, elle a rencontré ces
gens-là, toute assurée, si elle n'eut trouvé ceux-là,
d'en trouver d'autres. Il est bien possible que,
par aventure, ils eussent mieux fait et plus gra-
cieusement cet office, avec plus de modestie,
de prudence et de bonne intention ; mais, cepen-
dant, l'Église doit avoir senti que, soit de la main
amie ou ennemie, elle a été en quelque endroit
touchée là où était vraiment le mal qu'il fallait
purger. Reste donc que sans doute [que] les abus
de l'Église ont été l'occasion qui a donné tant de
vigueur au feu qui est maintenant allumé.
Le peuple n'a pas moyen de juger, étant dépourvu
de ce qui donne ou confirme le bon jugement,
les lettres, les discours et l'expérience. Puisqu'il
ne peut juger, il croit autrui. Or, est cela ordinaire
que la multitude croit plus aux personnes qu'aux
choses, et qu'il est plus persuadé par l'autorité
IIO MÉMOIRE TOUCHANT
de celui qui parle que par les raisons qu'il dit ;
et on [ne] peut douter, qu'en son endroit, les
impressions qu'il prend de ce qu'il voit de ses
yeux corporels n'aient plus de pouvoir que les
plus subtiles disputes et les plus vifs arguments
du monde. Car son principal entendement con-
siste aux sens naturels et non à l'esprit.
Ainsi le peuple oyant les invectives que fai-
saient contre les ecclésiastiques ceux qui s'étaient
départis de l'Église, ils ont pris garde aux vices
manifestes du clergé, à la mauvaise vie, l'ambition,
la vilenie, avarice de plusieurs ; et ayant trouvé
cela véritable que les autres en avaient dit, ils
ont aisément cru que la doctrine était fausse
de ceux qui vivaient si mal, et commettaient des
abus si grossiers ; et, au contraire, que la doctrine
de leurs adversaires était vraie, les ayant trouvés
véritables en ce qui leur avaient dit de la disso-
lution des mœurs. Par ce moyen ayant commencé
à mépriser leurs prélats et perdu la révérence
qu'ils avaient à l'Église, ils n'ont plus écouté
leur prière, l'ayant à dédain à cause de ses pas-
teurs, et ainsi la plupart ont laissé une cause
qu'ils n'entendaient point, comme plusieurs
juges qui, par un zèle indiscret, connaissent une
partie de mauvaise foi et grand plaideur, con-
damnent la cause pour la personne sans avoir
connu du droit.
l'ÉDIT de janvier 1562 III
Ainsi l'origine de cette calamité est l'abus des
ecclésiastiques et la mauvaise vie et insuffisance
des pasteurs, qui était si grande et si notoire
qu'elle émut cette querelle, et a servi d'un argu-
ment invincible à leurs adversaires ; et de cela
en est un témoignage certain, si on veut se
ressouvenir où se prit premièrement le feu.
Ce fut, je crois, aux indulgences de 15 17, pour
ce que de ce côté là sans doute l'Église était si
tarée, qu'il était impossible de couvrir cette
difformité sans trop grande impudence. Or, le
mal a toujours crû, et cela pour autant qu'au
lieu que le chef de l'Église devait avoir connu
le vice et s'aviser de rhabiller promptement ce
défaut, ils firent tout le rebours, et au contraire
de ceux qui, voyant la flamme allumée, abattent
ce qui est près, même s'il est de bois et sujet
à brûler. Car au lieu d'être avertis par ce commen-
cement des abus qui était parmi eux, d'ôter
celui-là où l'hérésie s'était attaquée et encore les
autres, afin de ne lui donner prise sur eux, ils
s'opiniâtrèrent sans cause à maintenir ceux-là,
attisant le feu par ce moyen et lui donnant ali-
mentation et nourriture ; de sorte que, depuis,
s'étant embrasé vivement, il a consommé non
seulement ce qui était de ce bâtiment gâté et
vicieux, mais encore de celui-là même qui était
bon et solide, et bien fondé.
112 MEMOIRE TOUCHANT
Si [le] pape Léon, dès le commencement, eut
habilement assemblé le concile et reçu Martin
[Luther] à débattre, et reconnu les fautes no-
toires, et retranché les manifestes abus, nous ne
fussions pas maintenant en cette malheureuse
perturbation de toutes choses. Mais c'est ce qu'on
dit que souvent, pour vouloir tout garder, on
perd tout, et pour ne se vouloir point départir
de fausses coutumes introduites par avarice en
l'Église, on a donné occasion aux ennemis d'ébran-
ler les bonnes et saintes traditions, et [que] nos
bons religieux pères nous avaient laissées. Aussi
de notre part, en France, nous aidâmes beaucoup
à avancer la ruine, quand au lieu de remettre sur
la vraie et ancienne eslation des pasteurs, et la
corriger, nous l'ôtâmes du tout et, de malheur,
ce fut lors que Martin [Luther] commença
d'entrer en lice, qui n'était autre chose, sinon,
à l'heure que l'ennemi était en campagne et qu'il
fallait renforcer les garnisons, les casser du tout
et ouvrir les portes.
On a fait encore pis, quand on a voulu mainte-
nant non seulement maintenir les bonnes opi-
nions, mais encore souvent des observances,
ou indifférentes, ou par aventure abusives, avec
le glaive et le feu. Car il n'est rien si dangereux
en un État, lorsqu'on veut garder qu'une opinion
de la religion qui trouble la chose publique ne
l'édit de janvier 1562 113
s'augmente, que de contraindre ceux qui la
tiennent à l'approuver par leur mort. Car de voir
que quelqu'un meurt sur la querelle de son
opinion est la plus grande preuve qu'on pourrait
donner aux ignorants pour les persuader, et
cet argument combat plus vivement que nul autre
les en tend amen es des idiots, et quelquefois des
bons et simples. Il est vrai que cependant la
vérité ne s'ébranle point et ceux qui meurent
sous une fausse persuasion n'en sont que plus
fols, car il n'est rien de plus vrai que le dire de
saint Augustin, que ce n'est pas la peine qui fait
le martyre, mais la cause ; et ceux-là sont vrais
martyrs qui sont morts en l'Église catholique
pour rendre témoignage de leur foi en Jésus-
Christ, mais [les] manichéens, les donatistes, les
anabaptistes qui ont souffert le supplice pour
leur doctrine ne sont pas mart5rrs, ains faux
témoins désespérés, et toutefois ils n'ont pas laissé
d'augmenter leur nombre par ce moyen. On ne
s?urait faire accroire à beaucoup de gens qu'il y
a que celui-là n'ait la raison pour lui qui veut
maintenir ce qu'il dit au prix de son sang et de
sa \-ie ; donc, en cyidant par le couteau extirper
les opinions, nous faisons, comme l'on dit de
l'hydre, que pour une tête qu'on lui coupait
on en voyait renaître sept.
On a fait cette faute sous le roi François et
114 MÉMOIRE TOUCHANT
Henri, et, depuis ce règne, il est advenu qu'en
faisant le contraire, et ne punissant personne,
on n'a pas toutefois amendé l'état des choses.
Mais tout est clairement allé de mal en pis, et
pour autant qu'il n'est pas dit, si on s'est mal
trouvé de suivre une extrémité, qu'il fsille sauter
à l'autre, ni qu'on soit assuré de s'en porter mieux.
Il avait très mal succédé de rechercher les opi-
nions des hommes et de les contraindre à les
soutenir au milieu des flammes ; mais comme cette
sévérité était inutile, aussi voyons-nous ce qui
est advenu d'avoir souffert qu'on fit deux corps
et deux collèges d'Église, avec leurs chefs et
consistoires. Tout le désordre ne vient d'ailleurs
sinon d'avoir enduré d'établir cet ordre, car
c'a été rompre l'union du corps de cette monar-
chie et bander entre eux-mêmes les sujets du
Roi. Depuis en ça on [n']a cessé de voir misé-
rables meurtres, pilleries, boutte-feux, saccage-
ments, assemblées en armes, forces publiques
et une infinité de piteux spectacles inconnus
à nos pères et non accoutumés en un État pai-
sible et florissant, comme celui-ci voudrait
être ; et maintenant sans doute on ne voit où
qu'on se tourne sinon la face d'une extrême déso-
lation et les pièces éparses d'une république
démembrée. En cela ne fallait-il point épargner
à toute heure le glaive punissant, et exercer la
l'édit de janvier 1562 115
rigueur de la sévérité, non pas comme au com-
mencement gêner les esprits des hommes et
vouloir se faire maîtres de leurs pensées et
opinions.
Puisque le mal est connu, puisqu'on voit la
source et son progrès, et quelles occasions on lui
a données de s'augmenter, reste maintenant d'y
pourvoir, s'il est possible.
En cette affaire, il n'y a que trois conseils,
desquels il faut nécessairement choisir l'un.
C'est ou de maintenir seulement l'ancienne
doctrine ou la religion, ou d'introduire du tout
la nouvelle, ou les entretenir toutes deux sous le
soin et conduite des magistrats.
Quant à faire tenir la nouvelle seulement, je
crois que ce serait peine perdue de débattre
contre ce conseil, pour ce que le Roi n'a jamais
montré qu'il y eut pensé, et je crois. qu'il
n'entra oncques en son esprit, ni de la Reine,
de vouloir donner à son peuple une loi qu'il
ne tient pas, et attempter un si grand remue-
ment au milieu de ses troubles, et ayant devant
les yeux tant de dangers si grands et si apparents.
Je ne verrais donc plus que deux chemins,
par l'un desquels il faut passer. C'est ou de con-
firmer la religion de nos prédécesseurs, ou d'en-
tretenir celle-là et la nouvelle, et toutes deux
ensemble. Ce conseil semble à plusieurs bon et
LA. BOETIE
Il6 MÉMOIRE TOUCHANT
nécessaire, non pour autre raison à mon avis
sinon pour ce que c'est le premier qui se présente
à l'esprit et qui est le plus aisé.
Mais de ma part je ne puis goûter cet entre-
deux et ne vois point qu'on puisse attendre rien
qu'une manifeste ruine de voir en ce royaume
deux religions ordonnées et établies.
Premièrement, le Roi ne le peut faire sans
offenser sa conscience, de tant que son devoir
est non pas seulement de faire vivre ses naturels
sujets en paix et tranquillité, mais encore prin-
cipalement de prendre qu'ils marchent à droit
chemin, et puis qu'ils ne se détournent de la voie
de leur salut ; et n'est pas raisonnable qu'en cela
il se laisse surmonter aux princes païens, desquels
plusieurs, pour l'amour de la vertu, ne se sont
pas tant souciés d'avoir en leur rép[ublique] de
riches citoyens comme d'en avoir de bons et
droit-voyants. Et de deux doctrines si contraires
que celles-ci, il n'y en peut avoir qu'une vraie
et puisque la chose est venue à tant qu'il y a
deux Églises, il faut nécessairement que les unes
et les autres soient hors de la vraie Église, et
qui n'est qu'une ni ne peut être. Ainsi, quelle
excuse peut avoir Sa Majesté de souffrir que l'une
des deux parties de son royaume, clairement et
sans feinte, fasse profession d'une fausse opi-
nion, et encore non pas simplement d'une opi.
l'édit de janvier 1562 117
nion, mais d'une fausse opinion en la religion,
en laquelle les moindres erreurs sont plus impor-
tantes qu'en un autre fait, toutes les plus grandes
fautes du monde ? On ne saurait garder une
partie des hommes qu'ils ne pensent que les
princes qui approuvent deux religions n'en ^-
prouvent pas une ; même que la règle de notre foi
est claire [qj'elle] recherche l'homme hérétique
après la première ou seconde admonition ;
et d'ailleurs l'Apôtre dit qu'on peut bien hanter
ceux d'une autre loi toute contraire, mais il
défend de vivre avec ceux qui errent en notre
religion. Par ce moyen, le Roi ne peut entretenir
en ce débat sa conscience et son honneur
saufs.
Quand bien il se pourrait dissimuler, encore
serait sans doute cette dissimulation pernicieuse.
En premier lieu, on ne saurait mieux nourrir
inimitié entre nous que de permettre que le
peuple se sépare et que nous nous tuions, et au
contraire, rien n'est si profitable à la réconciliation
que de nous mêler.
Davantage, personne n'ignore que nous n'ayons
des voisins grands et puissants ; mais c'est d'une
telle grandeur qu'il est impossible qu'elle ne nous
soit en tous temps redoutable, et principalement
en celui-ci. Et n*y a personne qui ne voit cela
et ne connaisse, si on ne veut trop fâre l'assuré.
Il8 MÉMOIRE TOUCHANT
Or, peut-on voir que tous les potentats de la
chrétienté, et même ceux qui sont nos proches
voisins, regardent maintenant fort soigneusement
quel chemin nous prendrons. Prenons donc
garde à ce qui en adviendra. Nécessairement,
ils s'offenseront tout autant de voir accorder
l'intérim que si on changeait du tout, car quelle
raison ont-ils de se fâcher du changement en-
tier, sinon ou bien pour ce qu'ils ont en horreur
la nouvelle doctrine, ou bien pour ce que les pays
du Roi les bornent de toutes parts, et ainsi ils
prévoient clairement qu'à la longue, si en France
cette loi est tolérée publiquement, ils ne sauraient
défendre leurs terres de la contagion. Ces mêmes
raisons auront-ils de s'offenser pour l'intérim,
car ils ne sont pas si peu habiles qu'ils n'entendent
bien que toujours, sinon lorsque Dieu par sa
providence ouvre miraculeusement, par l'ordre
naturel la nouvelle opinion emporte la vieille,
si elle peut une fois prendre racine et gagner ce
point d'être écoutée publiquement, de tant
qu'il n'y a communément que les gens mûrs
et à qui l'âge et l'expérience ont conformé le
jugement qui ne prennent grand plaisir à changer
et le plus souvent les jeunes courent à la nouveauté.
Ainsi pour plus tard, en un âge, tous les vieux
à qui il a fâché de varier, s'en sont allés, et après
vient le nouveau siècle tout peuplé de la jeunesse,
l'édit db janvier 1562 119
qui demeure imbue de la nouvelle façon qu'elle a
reçue.
Nos voisins donc savent bien combien vaut
l'intérim (^) ; c'est-à-dire que ce n'est pas changer
de religion, mais c'est bien permettre qu'elle se
change d'elle-même et lui en donner le loisir,
en ce qu'on n'ose faire faire au temps, ce qui
est le pis au populaire, qui est le pire policeur
du monde. Davantage, le danger qu'ils craignent
que le mal entre jusque dans leur pays est tout
un si on permet les deux religions comme si
on éteint du tout l'ancienne, car toujours auront-
ils même occasion de la craindre, quand ils
verront prêcher publiquement cette doctrine
en nos terres que touchent les leurs de toutes
parts, et n'attendront les princes autre chose
sinon d'être contraints par les sujets, à notre
exemple, de leur permettre ce que le nôtre ou
n'a voulu défendre aux siens ou n'a pu. Il est
aisé à voir qu'ils en auront un malcontentement
merveilleux. Je pense bien qu'il n'est pas rai-
sonnable qu'ils contrerollent le Roi quand il
dispose de ce qui est de son état comme il lui
plaît ; mais encore ce n'est pas tout de savoir
que nos voisins auraient tort de nous courir sus ;
mais encore faut-il regarder, quand ils le vou-
draient faire, s'ils nous pourraient endommager.
On se console d'être affligé sans cause, mais il
120 MÉMOIRE TOUCHANT
vaut beaucoup mieux n'être point affligé du tout
et n'avoir point besoin de consolation. Je ne
saurais croire que si le Roi permet les deux reli-
gions et que le royaume étant ainsi divisé, l'étran-
ger, à quelque couleur que ce soit, commençait
la guerre et nous venait prendre sur cette sépara-
tion et parmi cette perturbation universelle,
que nous n'eussions plus à faire que nous n'avions
aux guerres passées lorsque tout le royaume était
uni.
Je sais bien qu'il n'y a nation au monde si
fidèle à son prince que la française, reconnais-
sant l'antiquité de cette monarchie et la bonté
de ses rois naturels (^). Mais ni la France ne fut
oncques, au branle qu'elle est, et comme quel-
qu'un disait qu'il ne faut jamais éprouver toute
sa force, aussi ne vois-je point qu'il soit besoin
d'essayer, en temps si périlleux, toute la fidélité
que le Roi pourrait bien trouver en son peuple.
Nulle dissension n'est si grande ni si dangereuse
que celle qui vient pour la religion : elle sépare les
citoyens, les voisins, les amis, les parents, les
frères, le père et les enfants, le mari et la femme ;
elle rompt les alliances, les parentés, les mariages,
les droits inviolables de nature, et pénètre jus-
qu'au fond des cœurs pour extirper les amitiés et
enraciner des haines irréconciliables (^). Il est bien
possible, qu'encore c^u'elle fasse tout cela, que
l'ÉDIT de janvier 1562 121
pourtant elle n'ôtera rien de l'obéissance que le
sujet doit à son souverain. Mais tant y a que nous
étant en garboil (^) l'ennemi qui nous \àsitera
trouvera ce peuple, sinon en moindre volonté,
au moins en plus mauvais état pour se défendre.
On ne peut ignorer que de la querelle de la reli-
gion on n'ait \-u sortir des brigues et menées,
ce qui nous sert de suffisant témoignage qu'en
ce fait ceux qui sont passionnés, comme il y en
a plusieurs, ne s'épargneront point de servir
par tous moyens à leur passion. Or est-il bien
vrai ce qui se dit, que la ville divisée est à moitié
prise. Si on veut parler à la vérité sans déguise-
ment, c'est une chose claire que la part qui se
sentira défavoiisée de son prince, sera du côté de
l'étranger qui lui présentera faveur. J'ai cette
opinion que si on ne voulait avoir égard qu'à
l'utilité de ce royaume et à la conservation de cet
État, il vaudrait mieux changer entièrement la
religion et tout d'un coup que d'accorder l'in-
térim. Car, si on l'accorde et que la guerre nous
vienne trouver sur cette division, elle est si épou-
vantable que j'ai horreur de penser les calamités
dont ce temps nous menace et les nouveaux
exemples de cruauté que la France se prépare
de voir parmi les siens, là où si du tout on intro-
duisait la nouvelle [religion], l'étranger ne nous
saurait assaillir si tôt que les choses [ne] fussent
122 MEMOIRE TOUCHANT
aucunement rangées et établies en un certain
état, et que l'on ne se fût mis au point pour
l'attendre. Car sans difficulté toutes terres du Roi
seraient plutôt accoutumées à une certaine loi,
qu'il plairait à Sa Majesté leur donner, pour si
griève qu'elle fût, qu'ils n'auraient appris à se
comporter l'un l'autre en diverses bandes comme
ils sont, car, à qui a puissance d'ordonner, le
moyen d'apaiser ceux qui sont en différend
n'est pas de les entretenir tous deux et de les
flatter, en leur cause, mais plutôt d'adjuger
rondement à l'un ce qui est contentieux. Même
qu'en ce fait, si l'on autorise les deux parts,
chacune se sentira forte, et rien ne donne au
sujet tant de moyen de faire entreprise que de
se sentir fort et appuyé. Or aucune des deux
parties ne sera faible, d'autant que publiquement
même il y aura deux Églises, qui sont cause que
l'on voit les choses autant de régiments et com-
pagnies, là où au contraire si le Roi avait intro-
duit la nouvelle, l'autre, n'étant plus autorisée
du Roi, serait faible, sans ordre et sans police,
et sans avoir aucune moyen d'entreprendre ni
lever la tête. Ains pourrait le Roi tirer service
de celle-là même pour ce qu'elle serait emportée
par l'autre, et par nécessité, comme un membre
inutile, elle se réunirait avec le reste du corps de
cette république.
l'édit de janvier 1562 123
On pense que l'intérim est le seul remède à
tous les maux que nous voyons. Et comment
est-il possible de le penser ? Car il s'en faut tant
qu'il en puisse sortir une bonne paix, qu'au
contraire, nous ne sommes maintenant en peine
que de trouver moyen de remédier aux inconvé-
nients qui nous sont advenus de cet intérim
toléré, sans lequel nous n'aurions maintenant
rien à délibérer. C'est donc à cet intérim souffert
jusqu'ici et aux maux qui nous en sont venus
qu'il nous faut mettre remède, et nous voulons
appliquer pour remède ce qui nous fait le mal.
Au maniement des affaires il n'y a point de si
bons ni si certains enseignements que ceux que
l'expérience donne. Or, l'expérience qu'on fait
du mal sur autrui est moins ennuyeuse ; mais celle
qu'on fait sur soi-même enseigne plus et imprime
mieux. Nous avons fait J 'essai sur nous, et ne
sentons pas la poison que nous avons avalée
et qui maintenant nous suit tout le corps. Il y
a tantôt huit mois (i) qu'il y a intérim par toute
la France, et que non seulement chacun vit à
sa mode, mais que chacun suit son Église, ses
chefs et sa police ecclésiastique. Quel fruit avons-
nous reconnu de cette tolérance ? Toujours les
choses sont allées en empirant et le désordre
a augmenté à vue d'oeil, et depuis ce temps, si
on y prend garde, toujours le jour d'après a été
124 MÉMOIRE TOUCHANT
pire et plus malheureux que le jour de devant,
jusques à ce que, maintenant, nous sommes
venus à une telle confusion, qu'on ne peut quasi
rien espérer qui soit meilleur, ni rien craindre
qui soit pire.
Mais à cela on peut dire que tout sera beau-
coup mieux rangé, lorsque le Roi le perm3ttra
expressément, qu'il n'a été par le passé, quand
il a dissimulé ; et que maintenant les officiers du
Roi pourraient eux-mêmes mettre ordre à ce
qui est nécessaire même à réprimer les inso-
lences, et que toutes les deux parts le souffriront,
quand elles seront toutes autorisées du prince.
Et, au contraire, que ci-devant, si ceux-ci des
églises réformées ont fait quelque force, la plus
grande occasion a été pour ce qu'ils se craignaient
du magistrat et qu'ils n'avaient point expresse
permission du Roi ; et maintenant, quand le
Roi leur fera ce bien de leur permettre ce qu'ils
demandent, ils vivront en paix, reconnaissant
le bénéfice et l'humanité du Roi. Ce sont les
plus grandes raisons de l'intérim, mais de ma
part je pense tout le contraire. J'ai vu qu'au
commencement, il peut y avoir un an (^), on disait
qu'il était bon et profitable de souffrir les pu-
bliques assemblées ; car il serait impossible,
disaient-ils, que toujours le magistrat ne soit
en soupçon de ce qui se fera aux privées et
l'édit de janvier 1562 125
secrètes congrégations, et qu'il ne se craigne
qu'il n'y fasse quelque conjuration contre l'État
du prince. Là où les congrégations sont pu-
bliques, le Roi en sera hors de souci et ses offi-
ciers auront bien moyen de tenir l'œil, qu'il ne
soit fait rien contre l'autorité du Roi. Mais,
quoi ! avec toutes ces belles raisons, l'on les a
souffertes, et maintenant tout ce qui se voit est
le fruit de cette tolérance ! Pour vrai, la dissi-
mulation des assemblées privées et secrètes est
le commencement du mal ; la tolérance des
publiques a été l'accroissement de nos cala-
mités.
Premièrement, de les cuider obliger par ce
bienfait, c'est peine perdue ; car, ceux qui sont
déraisonnables et desquels vient le désordre
ne cuideront pas que le Roi leur donne rien,
de tant qu'ils ont déjà ce que le Roi leur donnera
et en jouissent. Mais, tout au contraire, ils pen-
seront qu'ils ont bien fait de désobéir, puisqu'à
la fin, le Roi donne à chacun ce qu'il a pu prendre,
et n'y en a point de meilleure caution que ceux
qui ont usurpé quelque chose, de tant qu'à fin
de compte, le Roi leur laisse de bon gré ce qu'ils
ont pris au commencement, par force. Au reste,
de cuider que le magistrat les range mieux,
quand le Roi aura expressément déclaré qu'il le
permet, je ne le puis comprendre ; car je m'as-
126 MÉMOIRE TOUCHANT
sure bien que depuis huit mois que le Roi a
toléré les deux religions, il a autant voulu em-
pêcher les désordres et insolences comme il
fera quand elles seront permises ; et s'il l'a
autant voulu, pourquoi n'a-t-il eu autant de
puissance comme il aura à l'avenir de réprimer
les fols ? Car toujours la même cause des troubles
qui ont été demeure, et, à mon avis, augmente.
C'est la diversité des religions et l'établissement
de diverses églises et contraires polices. Pour
le respect du Roi, c'était autant à lui de savoir
qu'il avait délibéré de tolérer deux Églises comme
ce sera les permettre, car il ne laissait pas ce-
pendant à empêcher de son pouvoir les maux qui
n'ont pu être empêchés.
Le magistrat a fait ce qu'il pouvait, car, voyant
bien l'intention du Roi, il a souffert et dissimulé ;
mais de garder des insolences, il n'était en leur
puissance, ni ne sera.
Ils demandent des temples, et, avec cela,
dit-on, il est aisé de les contenter, de tant que
c'est la seule cause qui les fait tumulter, comme
si les plus grandes insolences et rébellions n'avaient
pas été faites par ceux qui ont eu des temples,
et depuis qu'ils en ont eu, et cependant qu'ils
en jouissaient paisiblement. En Guyenne, en
la plupart des lieux, ils en ont pris tant qu'il
leur en fallait, il y a neuf mois ou plus, et le Roi
l'édit de janvier 1562 127
l'a toléré, et encore le lieutenant du Roi(^), qui y
a été envoyé, les y a vus, et confia et remit l'af-
faire au bon plaisir de Sa Majesté. Se sont-ils
contentés de cela ? On vit lors, qu'à toute bride
ils se sont laissés aller à leurs passions et nous ont
accoutumés à voir et souffrir, en moins d'un an,
ce que la couronne de France n'avait souffert
de ses sujets en mille ans qu'il y a qu'elle est
établie ; et c'a été pour nous enseigner que les
folles têtes, si on les laisse un peu envieillir en
leurs folies, ne se peuvent pas après gagner par
l'indulgence, mais reprendre et contenir par la
punition.
Mais [s'] ils vivront plus paisiblement quand
ils sauront que le roi a permis à chacun de vivre
en sa doctrine, on se trompe. Ils ont tous pensé
cela longtemps y a et cela leur a donné l'audace
de faire toutes ces folies, auxquelles ils n'eussent
jamais pensé s'ils eussent cru que le Roi se fut
à bon escient courroucé de voir ériger en France
un nouvel ordre d'Église.
Aussi c'est une vaine fantaisie, et vraiment
un songe, d'espérer concorde et amitié entre
ceux qui tout fraîchement ne viennent que de se
tirer et se départir de cette querelle, que l'une
estime l'autre infidèle et idolâtre. C'est une noise
qui se réveille toujours, en la conversation ordi-
naire, par la dispute, pour l'usage des ordonnances
128 MÉMOIRE TOUCHANT
de notre religion ; et bref, il n'y a heure du jour
où il n'y ait quelque chose qui renouvelle la
mémoire du différend, même que, de malheur,
en toutes les deux parts les passionnés (qui sont
le plus grand nombre) sont abreuvés de cette
pernicieuse opinion que leur cause est si bonne
et si religieuse que pour l'avancer il n'y a point
de mauvais moyen. D'où nous avons vu sortir
ces meurtres cruels et cette rage populaire de
ceux de Cahors {^), et, de l'autre, ces prises
ordinaires, pilleries et brûlements de temples,
meurtres, saccagements, et une infinité de forces
publiques. Mais pour ce qu'on ne se voit ja-
mais si bien comme on voit autrui, regardons les
exemples des autres nations, quant à ce qui
leur est advenu de la permission de diverses
religions.
L'empereur Charles V(^) fut contraire de le
permettre en Allemagne ; et n'a l'on vu autre
chose sortir de cela que guerres et infinies cala-
mités par toute l'Allemagne. De sorte que c'est
pitié de voir cet État-là, au prix ou bien de celui
d'Espagne et d'ItaHe, où on n'a rien souffert,
ou bien encore de l'Angleterre, où toute la reli-
gion a été changée tout à coup. Je laisse à part
qu'il n'y a nulle réformation de vie, comme leurs
réformateurs mêmes se plaignent, mais je ne
parle maintenant que des séditions.
l'édit de janvier 1562 129
Il me semble que je vois devant mes yeux
que si on entretient ainsi deux opinions diverses,
et qu'on permette que chacun ait son Eglise et
ses ordonnances, il ne tardera guère qu'on verra
un nombre infini qui, sur ce différend, mépri-
seront l'une Église pour l'amour de l'autre, et
les quitteront toutes, et la France se remplira
d'impiété et d'irréligion. Cela est fort à craindre,
car chose du monde ne mène tant les choses
à l'impiété que de voir mêmement en même
peuple diverses assemblées tenant diverses reli-
gions, et d'une opinion maintenue aussi constam-
ment des siens que l'autre des autres, et chacun
se vantant avoir Dieu pour lui. Mais pour le
moins une chose est bien certaine, qu'aux lieux
où il y a eu licence de tenir deux religions,
de ces deux-là en sont nées infimes d'autres
et n'est possible qu'il n'advienne autrement.
Martin [Luther] eut une saison Caroletad (^) pour
compagnon ; après il fit bande à part et com-
mença de mettre en avant l'opinion du sacrement,
qui depuis a eu de grands auteurs, Zwingle(*),
Ecolampe (^) et Jean Calvin. D'une autre secte,
Schuenfelde {*) a ses partisans. Les anabaptistes
se sont déclarés et ont fait des tragédies horribles.
Les anti-moines se sont mis en avant. Osiandre (^)
a commencé une nouvelle secte de la justice
essentielle de Dieu en l'homme; Illyricus Flacus(*)
130 MEMOIRE TOUCHANT
une autre ; Stancarus (^) en Pologne de l'office de
médiatement propre seulement à la nature
humaine du Fils de Dieu. J'en laisse un nombre
infini d'autres qui sont les vrais rejetons de l'in-
térim et de la licence de débattre et prêcher
à plaisir de la religion. Ne pensons donc pas
permettre deux religions, mais voyons qu'en
permettant ces deux nous en permettons tant
qu'il en pourra naître, dans l'esprit des gens fan-
tasques et envieux pleins d'ambition. Et à vrai
dire, si nous souffrons deux Églises, quelle raison
en saurait-on rendre, sinon le nombre de ceux
qui en veulent qui est une loi pour jamais
qu'il faudra que le Roi donne, et que plusieurs
lui demanderont s'ils sont en nombre redou-
table ; qu'il advienne que l'opinion du sacrement
des églises de Saxe, qui est celle de Luther, se
publie en France, comme il est aisé, comment
pourra-t-on refuser à ceux qui le tiendront une
église, non plus qu'à ceux qui suivent Calvin ?
D'être de l'Église romaine ils ne sauraient.
Et iront-ils sans faire tort à leur conscience
d'être de l'Église de ceux qui tiennent l'opinion
Zwinglienne ? Ils ne pourront, l'ayant en horreur.
Quel remède sinon de partir encore l'Église de
Dieu et y faire une autre pièce, comme les
pères à qui il naît d'autres enfants, après le pre-
mier testament, qui augmentent le nombre des
l'édit de janvier 1562 131
parties de leur hérédité. Eh quoi ! s'il vient
encore d'autres opinions, il faudra encore faire
subdivision. Dira-t-on, si ce sont opinions im-
pies, on ne les permettra pas comme l'on fait
celles-ci qui sont supportables. C'est une mau-
vaise couleur, car on voit bien qu'on ne permet
pas ce qu'on veut permettre pour jugement qu'on
fait de deux opinions, mais pour la multitude de
ceux qui la tiennent. Davantage, puisqu'il est
nécessaire que l'une des deux soit vraie, il faut
que l'une soit non seulement fausse, mais fort
mauvaise, car l'Église romaine tient les protes-
tants pour hérétiques, quant aux sacrements et
infinis autres points, et les protestants appellent
les catholiques idolâtres. Donc, si le Roi en entre-
tient deux par nécessité, il en entretient une fort
méchante.
Et outre, quelle est la fin de ce conseil de
maintenir deux religions ? Jamais on ne parla,
en république aucune, d'entretenir quelque di-
versité, sinon qu'en attendant et jusques à quelque
certain temps. Qu'est-ce qu'on attendra donc ?
Et, si on n'attend rien, qui ouït jamais parler de
telle délibération ? Chacun vive comme il l'en-
tend et croit si bon lui semble. C'est autant à dire
comme si on disait : établissons la discussion
qui est à présent, par l'ordormance du Roi,
et, de peur qu'elle cesse, autorisons-la pour
L\ BOÉTIE g
132 MEMOIRE TOUCHANT
jamais. Je crois qu'il n'y a personne qui se
propose une si inepte résolution. Si on attend
quelque fin, comment et par quel moyen ? Si
c'est que l'ordre s'y mette de lui-même, quelle
imprudence est-ce de laisser aller la navire sans
gouvernail, et attendre qu'il arrive à port de
salut. Le Roi ne peut mettre ordre, et, pour cette
cause, il abandonne l'affaire et espère que par
rencontre l'ordre s'y mettra. Pour vrai, l'ordre
s'y mettra ; mais c'est l'ordre qui viendra de la
multitude et de sa belle police, qui sera tel
comme il a toujours accoutumé d'être, venant
de telle main, c'est-à-dire la ruine entière et
d'eux et de leurs maîtres.
Reste le dernier point. On attendra le Conseil.
Il ne s'assemblera jamais. De quoi il n'est jà
besoin d'alléguer les raisons, qui sont trop appa-
rentes. Mais mettons qu'il s'assemble ; ce sera
si tard qu'entre ci et là nous aurons eu beau
loisir de voir tout ruiné. Et quand il sera tenu
de bonne heure, quelle espérance peut-on avoir
de faire tenir rien qui soit [mieux] ordonné que
les princes ne le feront avec la force. Ainsi,
quand ils auraient ordonné quelque chose au
Conseil, en serait-il de même qu'à présent. C'est
qu'il faudrait que le Roi en fit l'exécution, qui
est en toutes choses le tout, et dès lors il commen-
çât à faire ce qu'il devait faire à présent ; et
l'édit de janvier 1562 133
faudrait, ou que la chose demeurât mutile, ou
que le Roi y mit la main pour la faire observer
à bon escient. Et pourquoi attendra-t-il jusque
lors, puisque le mal est à cette heure si pressant
et que, toujours ayant crû avec le temps, il serait
encore lors plus mal aisé qu'à cette heure.
Mais il y a plusieurs inconvénients à refuser
l'intérim. Premièrement, on allègue qu'il n'est
pas nouveau qu'en un empire, sous même prince,
les sujets vivent paisiblement, alors qu'ils tiennent
diverses religions. Sous l'Empire romain, il y
avait autant de religions que de nations, et toute-
fois, à cette occasion, il n'en vint jamais aucun
inconvénient mémorable. Encore aujourd'hui
le Grand-Seigneur a sous sa main des peuples,
non pas seulement de diverses opinions, mais
directement contraires, et plusieurs villes d'Alle-
magne et de Suisse se sont maintenues de notre
temps en cette diversité.
Davantage, il ne faut pas croire que l'empereur
Charles cinquième étant en même trouble en
Allemagne, auquel le Roi se voit maintenant,
permit l'intérim de son gré ; mais il prit ce
conseil vaincu par les circonstances et obéissant
à la nécessité du temps. Et nous en sommes en
même désordre [de sorte] qu'il ne faut pas faire
difficulté d'accorder ce qu'on ne peut refuser.
Et puisque les nouvelles églises sont tant, et de
134 MÉMOIRE TOUCHANT
si grande multitude d'hommes, c'est folie de
penser ou espérer de les supprimer, et c'est
plutôt un souhait qu'une délibération. Ce sont,
à peu près, les raisons qu'on déduit. Mais il est
bien aisé de répondre à ce qu'on dit que, souvent
et en beaucoup de lieux, plusieurs religions se
sont comportées en une république. Quant aux
vagues superstitions des gentils, il ne se faut pas
ébahir s'il y en avait : autant de pays et autant
de diverses façons de religion ; car elles étaient
toutes compatibles et une ne tendait pas à la
ruine de l'autre, pour ce qu'ils étaient tous d'ac-
cord qu'il y avait des dieux sans nombre. Et bien
que chaque peuple eut les siens, si ne condam-
nait-il pas les dieux de ses voisins pour les avoir
autres, pour ce que la race de leurs dieux ne
refusait point compagnie. Entre nous, tout au
contraire, et c'est pour autant qu'il est bien aisé
que tant [de] diverses opinions toutes fausses
s'y comportent. Mais d'accoupler la vérité et le
mensonge il est impossible, de tant que l'une
nécessairement chasse l'autre. Ainsi toutes les
erreurs des anciens se souffraient bien ; mais dès
lors que la vraie clarté de l'Évangile est venue,
qui démentait toutes les idolâtries des gentils,
lors a commencé de se manifester l'incompati-
bilité de la religion vraie et des fausses. Et
oncques ce combat n'a cessé jusques à tant que la
l'édit de janvier 1562 135
vérité a vaincu la mensonge et que la lumière
a chassé les ténèbres. Or, tout ainsi que notre
loi ne pourrait souffrir aucunement le paganisme,
ainsi en soi elle ne peut souffrir diverses sectes,
étant la vérité une, pure et simple, et n'entrant
jamais en composition avec ce qui est faux et
abusif. Et c'est vouloir faire violence à la naturelle
pureté de notre foi, de penser qu'elle ait quelque
naturelle communication avec ce qu'elle rejette.
Quant aux chrétiens qui vdvent sous la tyrannie
du Turc, il est bien aisé à voir que cela n'a rien
de semblable avec notre propos. Le Grand
Seigneur fit la guerre aux empereurs grecs,
et, à la fin, détruisit entièrement cet empire ;
et depuis a usé de la Grèce, Macédoine et Escla-
vonie comme de terre conquise ; et les habitants,
battus de la longue guerre et réduits à une
extrême misère, s'estiment trop heureux que le
Grand Seigneur les laissât vivre tributaires sous
sa seigneurie, sans les contraindre de laisser leur
foi. Et depuis ils sont tenus de sa cour et captivés
en une si misérable servitude que ce n'est pas
merveille si les Chrétiens peuvent vivre paisible-
ment avec les Turcs, mais c'est un miracle de la
puissante main de Dieu qu'il y ait encore des
Chrétiens.
Et encore j'ai opinion que le nôtre se com-
porterait plutôt avec le paganisme qu'avec l'hé-
136 MÉMOIRE TOUCHANT
résie. Ceux qui ont des biens divisés et bornés
n'ont pas sitôt querelle que ceux qui ont des biens
communs et en société, pour ce que communé-
ment c'est occasion de tous les différends que
d'avoir quelque chose à départir. Notre religion,
en ce pays-là, ne se mêle point avec l'autre et
n'ont rien de commun ensemble. Mais c'est
autrement en ce qui se propose, — vu la commu-
nauté d'une même créance que les deux parts
ont, celle même est l'occasion d'attaquer la
querelle sur leurs différends. Encore y a-t-il
un autre point : que deux religions, quand elles
sont toutes deux vieilles et enracinées de longue
main, ne se querellent jamais, ni si volontiers,
ni tant, ni si opiniâtrement que deux dont
l'une est ancienne l'autre nouvelle ou toutes
nouvelles, pour ce que la chaleur est à la première
pointe ; et tout ainsi que l'on voit aux âges de
l'homme que la jeunesse est bouillante et pleine
de ferveur au prix des autres, ainsi, en toutes
choses, les commencements emportent la plus
grande part de l'ardeur et violence.
Quant à l'exemple des villes de l'Allemagne
et de Suisse, qui ont reçu deux religions, et [de]
l'Empereur, qui accorde l'intérim, il ne faut pas
tant prendre garde au conseil qu'ils ont pris,
qu'on n'avise encore plus au succès qu'on a vu
advenir de ce conseil. Car il est bon, en un mau-
l'édit de janvier 1562 137
vais passage, avoir quelqu'un qui passe devant
pour essayer le gué. Mais ilne sert de rien d'en
avoir, si, encore qu'il s'en soit mal trouvé,
on s'est résolu de le suivre. Fut-il oncques un
si misérable Etat que celui où l'Allemagne a
été depuis l'an 15 17 jusques à l'an 1553 et qu'il
est encore } Où a-t-on vu tant d'exemples de
cruautés inouïes, de massacres, tant de nouvelles
pertes, d'étranges hérésies et inconnues, si grande
incertitude de religion ? Bref, tant de confusion
et une perturbation si grande, que cette pauvre
région peut faire pitié à ses ennemis mêmes.
Et sans doute la cause n'est pas autre sinon que,
la diversité des opinions y étant tolérée, et ayant
grand nombre de grands princes, puissantes
villes, chacun a voulu vivre à sa mode ; et, selon
les diverses passions, ils se sont partis en opinions
et y ont rangé leurs peuples. De sorte que, par
ce moyen, il s'est engendré un mélange d'erreur,
et de là vint infinité de calamités horribles.
Ceux qui ont pris garde à l'état des choses qui
se sont passées, savent bien qu'il y est mort,
depuis ce commencement des troubles, plus de
deux cent mille hommes.
L'Empereur fut contraint de permettre ce
qu'il ne voulait pourtant, parce qu'il avait à faire
non pas à son peuple naturel, mais à un grand
nombre de grands et puissants princes, comme le
138 MÉMOIRE TOUCHANT
duc de Saxe(^), [le L]andgrave, le marquis de
Brandebourg, le duc de Vitember, les villes d'Alle-
magne. Il n'avait pas là une^pleine et entière
domination comme sur ses vrais sujets ; et,
davantage, il fallut qu'il reçut cette condition
de ne contreroUer personne pour assembler
en un les forces de l'Allemagne, afin de résister
à l'armée du Grand Seigneur, qui venait lors à
Belgrade. Au contraire, notre Roi n'a qu'à faire
à son peuple, et duquel il'test pleinement et abso-
lument maître et seigneur ; et, en lieu que la
crainte du Turc mène l'Empereur à cette extré-
mité de laisser vivre chacun à sa mode, tout au
contraire les avertissements de nos voisins nous
somment de ne le faire pas.
Reste ce point qu'il n'y a lieu de consultation
là où il est impossible de faire autrement, et
qu'à cause de la multitude des églises nouvelles,
il faut céder à la nécessité, contre laquelle aucune
raison ne psut valoir ; cr, à cette occasion,
puisque le Roi ne veut introduire la nouvelle,
[mais] du tout maintenir l'ancienne, [je crois]
qu'il n'y a que ce moyen de les maintenir toutes
deux.
Premièrement, je dirai ce qu'il me semble
être bon de faire, et puis après il faudia voir s'il
est possible de l'exécuter. Mon avis est de com-
mencer par la punition des insolences advenues
* '■
l'édit de janvier 1562 139
à cause de la religion, et après ne laisser, com-
ment que ce soit, [qu'June Église, et que ce soit
l'ancienne, mais qu'on réforme tellement celle-là
qu'elle soit en apparence toute nouvelle, et en
mœurs toute autre ; et, en ce faisant, user telle
modération qu'en tout ce que la doctrine de
l'Église pourra souffrir, on s'accorde aux protes-
tants, pour les ranger en im troupeau, faire reve-
nir ceux qui ne seront trop délicats et leur donner
moyen de se réunir sans offenser leur conscience,
et non pas déchirer la part de Jésus-Christ
en deux bandes, chose détestable devant Dieu,
et certaine révélation de son ire, et indubitable
présage de l'entière ruine de ce royaum ;.
Sur toutes choses et avant rien f.iire, il faut
faire rigoureuse punition des forces publiques
qui ont été faites par toute la France, car il est
bien aisé de contenir en effet un peuple accou-
tumé et nourri à obéir par une médiocre sévérité
au châtiment des fautes qui se font journelle-
ment ; mais il est impossible de remettre le
populaire en train d'obéir, s'étant si lourdement
débauché par une grande rigueur et un exemple
afférent ; et si on ne lui fait voir la terrible face
de la Justice courroucée, ils ne sauraient crcire
que le Roi fait autre chose que de se jouer avec
lui et le flatter, et n'éprouve à bon escient sa
puissance et son bras rigoureux. La miséricorde.
140 MEMOIRE TOUCHANT
rarement employée et avec jugement, est une
belle et singulière vertu en un prince ; mais la
clémence ordinaire et sans distinction de dis-
cipline est l'entière subversion de tout l'ordre.
Le moyen de châtier le peuple n'est pas d'en
donner la charge aux gouverneurs des pays, car
il faut qu 'ils soient punis par la vraie et naturelle
Justice. C'est la Justice qui a été outragée ;
c'est elle qu'il faut rétablir, si le Roi veut régner.
Et maintenant ce qu'on a principalement à faire,
c'est d'enseigner les sujets du Roi à le révérer et
les remettre en ce chemin de lui porter honneur ;
et autrement il n'y aura jamais fin de cette malé-
diction.
Soit donc de chaque Parlement envoyée une
Chambre pour passer par les lieux où les plus
grands excès ont été faits, qui fasse les procès
et les juge, et soit accompagnée des gouverneurs
avec forces pour assister à ceux qui seront em-
ployés par la Justice, pour la capture et autres
exécutions de leurs jugements. Que cette Chambre
ne recherche en façon quelconque personne pour
la religion, mais seulement vaque à la punition
des insolences, de voies de fait et de forces pu-
bliques ; et encore, pour ce que le nombre est
infini des lieux où tels excès ont été commis,
il faudra choisir les endroits où sont advenues les
plus grandes violences et si renommées qu'on
l'édit de janvier 1562 141
ne le peut dissimuler ; surtout qu'il y ait punition
des chefs et quelques exemples mémorables,
mais rares, et en peu de lieux, comme rasement
de maison et démantelhment de ville.
Ce sera pour venger les injures faites au Roi,
et pour disposer le peuple à recevoir à l'avenir
les lois qu'il fera. On nî saurait croire de com-
bien, après cette terreur, il sera plus traitable,
plus facile à ranger, plus aisé à contenter.
Voilà le moyen de réprimer les insolences ;
mais il faut aussi réformer l'Église ancienne, et,
en la réformation, s'aviser de supporter ceux qui
l'ont laissée, pour les rappeler.
Les moyens de s'accommoder sont de laisser
indifférent de quoi ils s'offensent et dont nous
sommes en controverse. Nous sommes en diflFé-
rend ou bien pour raison des choses qui consistent
en opinions, ou bien à cause de celles qui gisent
en observations et harmonies extérieures. Pour
le regard des opinions on se trompe fort si on
pense que tant d'hommes se soient séparés de
nous pour la contrariété de l'opinion. En la
plupart des choses, de cent mille hommes qu'il
y a, par aventure, en France, aux églises réfor-
mées, il y en a, possible, deux cents qui savent
de quoi il est question. Tous les autres savent
bien qu'il y a différend, mais non pas qu'il y a
grand peine, ni de quoi. Et cela se verrait si on
142 MEMOIRE TOUCHANT
leur proposait les différends qui sont les plus
grands, comme du péché originel, de la prédesti-
nation, de la providence, de l'élection et répro-
bation, de la justification, des œuvres de la foi ;
si la foi est simplement créance ou assurance de
son élection ; s'il suffit d'être enfant des fidèles,
ou si le baptême extérieur est nécessaire à salut ;
si le corps et sang de Jésus-Christ en l'Eucharistie,
est reçu corporellement, comme disent les catho-
liques, et Luther, ou seulement en foi, comme
dit Zwingle et Calvin ; si la substance du pain
demeure, comme veut Martin [Luther], ou si
elle n'y est plus, comme veut l'Église romaine.
Lors connaîtra on clairement qu'ils ne se sont
point séparés pour pensée que nous ayons en
cela mauvaise opinion, car ils ne savent ni la
nôtre ni la leur ; et souvent, à les en ouïr parler,
ils parlent aussitôt contre leur doctrine que contre
la nôtre. Mais c'est l'autre différend qui les fait
désunir, nos cérémonies et observations ; car
cela est visible et consiste en l'apparence exté-
rieure, à quoi le populaire a toujours coutume de
s'arrêter plus qu'à nulle autre chose. Et en cela,
à mon avis, si on y prend garde, de ce quoi ils
se scandalisent le plus est ce que nous pouvons
accoutrer le plus aisément, sans faire aucun tort
à notre doctrine. Il est vrai que je ne prétends
pas contenter les chefs de leur religion, qui ne
l'édit de janvier 1562 143
seront jamais satisfaits, quelle mine qu'ils fassent,
sinon qu'on leur laisse une grande domination,
un empire spirituel en tout semblable à celui du
Pape, sinon en la magnificence qui se voit par
dehors. Mais je parle de contenter le grand nombre
de ceux qui ont quitté notre Église, où ils avaient
été faits chrétiens, pour les scrupules qu'on leur
a mis devant les yeux ; de ceux là, veux-je dire, et
de la plus grande part, que ce qui les scandalise
le plus en notre Église, c'est ce que nous pouvons
ou laisser du tout ou rhabiller sans aucun pré-
judice de notre cause.
Ils ne peuvent souflFrir l'usage des images.
Pourquoi pense-t-on que ce soit? Si dans les
Églises on n'eût fait autre chose des images,
sinon de les tenir comme des autres pierres et
l'autre bois, qui eut été si délicat de le trouver
mauvais, puisque personne ne se scandalise
de voir aux maisons les tableaux, les portraits,
les tapisseries, les images taillées ? Mais en autre
manière en use-t-on aux temples et autrement
dans les maisons ; car, aux maisons, les portraits
y sont pour servir vraiment de ce à quoi il con-
vient les employer : c'est ou pour l'ornement,
ou pour la mémoire des personnes représentées,
ou pour tous deux ; et n'y a aucun qui là porte
chandelle aux peintures. Mais aux églises, au
contraire, on leur baise les pieds, on y fait of-
144 MEMOIRE TOUCHANT
frande, on les vestit, on les couronne. Qu'on
commence de faire cela même aux tapisseries des
maisons, et commencera de réprouver la tapisse-
rie. Ainsi il est aisé à voir que ce qui offense les
protestants n'est pas la chose, car [autrement]
ils la trouveraient mauvaise partout, mais l'usage.
Donc que nuira- t-il d'ôter ce qui ne sert de rien
à nous et à eux leur fait un grand scrupule et les
jette hors de l'Église ? Conservons, puisque l'Église
l'a ordonné il y a douze cents ans, c'est-à-dire
aussitôt qu'il y a eu des temples et que notre
foi a été publiquement reçue des princes, les
images, mais avec le vrai et pur usage, selon
l'ancienne intention : c'est qu'elles servent au
temple pour la mémoire des martyrs et pour l'or-
nement et décoration du lieu destiné au service
de Dieu, et ôtons, ce qui est advenu, de les honorer
servilement.
Soit donc ordonné que les peintures et images
taillées demeureront aux temples sans plus,
pour la mémoire et décoration ; y soit admonesté
le peuple qu'elles n'y sont que pour leur donner
occasion de s'enquérir de la vie de ceux qui sont
représentés, afin de les honorer et encore plus
d'essayer à les imiter.
Au reste, qu'il soit défendu de porter chandelles,
de faire offrandes, de les baiser ni couvrir, de
les vêtir ni couronner de fleurs, ni faire aucun
l'édit de janvier 1562 145
honneur extérieur. Ainsi le peuple sera hors du
danger de tomber en idolâtrie, et les adversaires
n'auront plus occasion de trouver non plus mau-
vaises les peintures aux lieux publics que dans les
maisons privées, et la chose sera remise en son
premier et naturel état.
Des reliques tout de même, qui s'offensera
qu'on les garde soigneusement aux temples,
si on ne les adore point, comme Eusèbe narre
que les Chrétiens firent de Polycarpe, disciple
de saint Jean, duquel bon et saint marin, après
que le corps fut brûlé, les Chrétiens amassèrent
les cendres et les gardèrent, mus d'une bonne
et sainte affection. Qu'on ne fasse que ce qu'ils
firent et il n'y aura rien que les plus dégoûtés
puissent trouver étrange. Qu'elles soient donc
gardées honorablement, mais sans les présenter
aucunement à baiser ni adorer ; qu'à raison de
ce, qu'il soit défendu d'en prendre ni donner
rien, mêmement pour ce, qu'on ne peut ignorer
que les imposteurs en aient supposé une infi-
nité de reUques fausses ; en sorte qu'on ne sau-
rait faire plus grand tort aux saints dont on a
les vraies, que d'honorer toutes celles qu'on
montre indifféremment, puisqu'elles sont toutes
mêlées et sans différence, étant certain qu'une
partie, et la plus grande, ne sont que les instru-
ments de l'avarice du clergé corrompu.
146 MÉMOIRE TOUCHANT
Ayant ainsi ôté l'abus des images, voilà le
lieu pour en partir, et déjà c'est le moyen de re-
mettre le peuple en sa première société, quand
le scrupule du site de l'assemblée ne les empê-
chera plus de converser ensemble ; car sans doute
c'est un grand point gagné pour la réconcilia-
tion d'amitié, si on peut s'accoutumer à se voir
et qu'on ne fuie pas la mutuelle conversation.
Au surplus, ils n'ont en leur église que trois
choses : la prédication, la prière et l'administration
des sacrements.
Quant aux deux premiers, il est aisé de s'ac-
commoder ; le dernier est plus difficile.
Pour le regard de la prédication, qu'il s'en
fasse deux toutes les fêtes : une le matin, auquel
le prêcheur pourra librement prêcher de toutes
choses, et en prêchant, disputer et débattre,
toutefois sans rien avancer sur la doctrine de notre
Église ; et à celle-là ceux qui ne peuvent porter
d'ouïr parler contre leur opinion ne se trouveront
pas, s'ils ne veulent. Aussi est-il croyable que
les services accoutumés d'être faits le matin les
en garderaient. Mais qu'il y en ait un autre après
dîner, lequel je voudrais être fait non par reli-
gieux, mais par séculier, comme aussi les canons
anciens défendent la prédication aux gens de
religion, afin que tous pussent y venir sans scru-
pule, et qu'il soit défendu à celui-[là] de rien
l'édit de janvier 1562 147
aisputer ou proposer, ni pour ni contre, qui soit
des points qui soient en controverse, lesquels on
baillera par articles. Mais que le prêcheur en-
seigne purement l'Évangile et le déclare, et fasse
ce qui est le principal de son devoir : c'est de
porter à suivre les commandements de Dieu,
et réprimer les vices. S'il vient sur les lieux qui
sont employés de l'une et l'autre part, qu'il ne
fasse sans plus qu'interpréter le texte et le tra-
duire en français ; et si on trouve malaisé qu'il
puisse tenir ce moyen, qu'on considère combien
est grand, et beau le sujet de la prédication,
encore qu'il n'entre aux disputes, si on s'emploie
à enseigner les commandements de Dieu, ra-
mentevoir la grandeur de ses bénéfices, représen-
ter la vigueur de son ire contre les mauvais,
inciter à obéissance et humilier et retirer les
cœurs de la corruption du vice. Bref, qu'on
prenne garde si les bons et saints Pères ont eu
faute de matière en leurs homélies, pleines d'une
sainte pureté et d'une incroyable élégance, et
toutefois ils étaient morts mille ans devant que
toutes les questions qui sont aujourd'hui fussent
mises en avant. Il faudrait ordonner peines contre
ceux qui contreviendront à cet article, et, à
l'entretien de cela, que non seulement les pré-
lats, mais aussi la justice tint la main.
Quant à la prière, il ne saurait être que fort
LA BOÉTIE 10
148 MÉMOIRE TOUCHANT
bien, qu'au sermon d'après-dîner, le prêcheur
fit une solennelle prière en français, talle quelle,
à lui prescrite par quelques modestes théologiens,
comme il serait bien aise de la faire, bonne et
sainte, et telle qu'aucun ne s'en saurait plaindre ;
et à ces prières, celui qui tiendra le lieu du privé,
comme écrit saint Paul aux Corinthiens, ré-
pondra Amen ; voire tous les privés, c'est-à-dire
tout le peuple, comme dit Justin martyr, en sa
seconde apologie pour les chrétiens.
Reste l'administration des sacrements.
Quant au baptême, nous sommes tous d'ac-
cord que l'eau seule y est nécessaire et la façon
solennelle que Dieu même ordonne de sa bouche,
au dernier de saint Mathieu, baptise au nom du
Père, du Fils et du Saint-Esprit ; voire que l'Église
a toujours tenu les Arméniens pour hérétiques,
à cause de ce qu'ils estimaient que le baptême
n'était pas bon sans chrême. Or, je pense qu'en
ce sacrement, il ne faut rien changer de ce qui
est accoutumé en l'Église, pour deux raisons :
l'une, de tant qu'en ce sacrement qui est l'entrée
au royaume de Dieu, auquel nous faisons pro-
fession de notre foi et du nom de Chrétiens, on
ne peut rien inventer sans impiété, car tout est
selon la primitive Église ; de quoi nous ne pou-
vons, puisque Denis, soit-il l'Aréopagite, soit-il
l'évêque de Corinthe, fait expresse mention de
l'édit de janvier 1562 149
l'insuflation et exorcisme, et Tertullien au livre
du baptême, et saint Cyprien au Chrême, au
premier livre, en l'épître XII®, et saint Augustin
en plusieurs lieux. Aussi je vois que Luther
s'est pas fort soucié de ce qui se fait en l'Église,
quant au sacrement, et Calvin même, et ceux
qui le suivent, condamnent les anabaptistes qui
se font rebaptiser, comme les catholiques an-
ciennement rebaptisaient ceux qui avaient été
lavés par les Paulianistes et Cataphryges, ainsi
qu'il est ordonné au concile de Nicée.
Aussi trouverais-je fort bon d'ajouter une
chose qui serait grandement profitable pour
l'édification et commode pour contenter ceux qui
se sont séparés : c'est qu'après la solennité
accoutumée au baptême, celui qui baptiserait
fit, en français, une explication des promesses
de Dieu, en ce sacrement, et déclaration de ce
qu'il signifie, et la grâce qui lui est conférée.
Et il serait bon que cette exhortation fut composée
par quelque théologien, et amateur de la concorde,
qui put servdr à tous pour cet usage, afin de la lire
en langage intelligible.
Le second sacrement que l'Église met en ce
compte est la confirmation, qui consiste en
deux choses : et l'imposition des mains pour
confirmer, et l'onction. Quant à l'imposition
des mains, on ne peut craindre en cela aucun
150 MEMOIRE TOUCHANT
mécontentement de personne. Car si on com-
mence de la faire par manière d'acquit seulement,
comme la plupart des choses se font, mais pour
en tir^r fruit, qui pourrait nier qui ne fut une
sainte institution ? Et si on revenait à la première
ordonnance, qu'on interrogeât ceux qui ont com-
mencé d'entrer en l'âge de connaissancs des
articles de notre foi et qu'avec imposition des
mains l'évêque priât sur eux, à ce qu'ils reçussent
le Saint-Esprit, il ne se pourrait nier que ce ne
fut selon la coutume des Apôtres, comme il se
voit au VII^ des Actes, et Calvin même proteste
de ne s'en offenser. Quant au surplus de la chrême,
à raison de ce, on ne peut craindre qu'aucun
craigne d'être en notre Église, car on sait bien
que de tout temps jamais la centième partie en
la plupart des lieux n'ont reçu cette onction.
Pour le regard de la communion, où semble être
plus grande difficulté, si on veut entendre sans
contestation à la régler, je crois, si cela était fait, que
peu de gens feraient difficulté de la recevoir en
notre Église. Premièrement, pour le regard de la
communication du calice aux laïcs, je ne vois pas
pourquoi on y doive résister et s'opiniâtrer si
fort, voyant les troubles avoir passé si avant.
Aucun ne nie que l'Église ne puisse accorder
la communication sous les deux espèces, de [la]
sorte que le pape Paul l'accorda aux Allemands.
l'édit de janvier 1562 151
En outre, on sait bien qu'aucunement les laïcs
communiqueront aussi, dont saint Cyprien fait
expresse mention, et Justin, et infinis autres.
Puisque donc que l'Église peut octroyer le calice
aux laïcs, et l'ôter, pourquoi n'aime cela mieux
employer à sa puissance à le bailler qu'à le re-
fuser, puisque à le baillei il y a espérance de paix,
et à le refuser grand trouble ?
Aussi puisque la figure de Jésus-Christ importe
au sacrement, n'en faisons point d'instance et ne
combattons point contre les délicats pour chose
qui n'est pas de conséquence.
Quand on baillera à communier, qu'on dise
à la table, en français, l'institution de la Cène,
prise d'un des Évangiles ; car, puisque la consé-
cration est faite devant, cela servira pour inciter
la foi des communiants, en quoi il n'y peut
avoir aucun danger d 'immutation de doctnne,
mais plutôt édification et encore moyen d'accord.
Qu'avant la Cène, il se fasse un sermon de la
dignité du sacrement, de la preuve que chacun
doit faire de soi-même de la grande bénignité
de Dieu, de la foi, de la contrition que chacun
doit apporter à cette table ; mais que ce soit
sans aucunement entrer en dispute sur les opi-
nions ni de Luther, ni de Zwingle, et à la façon
des sermons qui se doivent faire les fêtes après-
dîner.
152 MEMOIRE TOUCHANT
Après ce prêche, une prierai, et puis soudain
la communion. Ainsi on suivri la même forme
qui est mot à mot déduite par Justin martyr,
en la seconde apologie pour les Chrétiens.
Deux ou trois semaines devant, aux prêches du
matin, les prêcheurs pourront avoir apprêté leur
troupeau à communier dignement, et disputer
encore s'ils veulent éprouver notre doctrine ;
et aussi aux sermons d'après dîner, sans rien
débattre, le prêcheur pourra avoir disp>osé la
conscience des auditeurs.
Quant au sacrement de pénitence, il n'y faut
avoir occasion d'estriver, sinon pour le regard
de la confession ; mais, pour tant générale que
soit la coutume de l'Église que chacun confesse
ses péchés, toutefois c'est aussi la coutume qu'on
ne recherche point qui s'est confessé, ni qui ne
s'est pas. Je ne suis pas d'avis d'user mainte-
nant d'une recherche curieuse lorsqu'il en est
moins besoin, même que si l'Église comme bonne
mère attend patiemment et supporte ses enfants
égarés, je ne fais nul doutje qu'avec le temps
tous ne soient bien contents de revenir à une si
bonne et si sainte institution que la confession,
pourvu qu'elle soit remise à sa première façon,
et si on en use avec plus de crainte et de respect,
et principalement si la personne des confesseurs
recommande la chose. Qu'il soit donc défendu
l'édit de janvier 1562 153
d'en prendre rien ni d'en bailler, et qu'on ôte
ainsi la vilité de ce malheureux gain ; qu'on mette
quelque moyen [terme] aux scrupuleux dénom-
brements de la circonstance des péchés : qu'on
regarde cela selon sa directe et véritable fin,
c'est que le confesseur par une exhortation fasse
avoir horreur du péché et appelle le pécheur a
vraie contrition et pénitence, non pas comme par
ci-devant que tout se faisait pour contenter seu-
lement et sans fruit. Qu'on honore la chose de la
suffisance de ceux qui seront employés au mi-
nistère. Qu'il y ait jours à part destinés pour les
femmes, assemblées en un lieu, afin qu'elles
aillent publiquement à la privée confession pour
éviter soupçon, et qu'après la confession il se
fasse un prêche pour exalter la pénitence. Je ne
saurais croire qu'avec le temps on ne vienne à
reconnaître que c'est une bonne et sainte tradi-
tion de l'Eglise universelle, n'ayant rien en soi
qu'une reconnaissance des fautes du pécheur
et douleur du péché commis, avec humble
requête de pardon. Maintenant pour ce qu'on ne
voit quasi lien que chaos en la dépravation, on
pense que c'est un moyen de [nous] gagner inventé
de nouveau. Si on le voyait inventé en sa vraie
forme, on reconnaîtrait lors que c'est ancienne
tradition qui est de tout temps en l'Église, à
laquelle le plus dégoûté du monde ne saurait
154 MEMOIRE TOUCHANT
trouver que reprendre. Aussi saint Jean Chry-
sostôme, saint Augustin, et, devant ceux-là,
le grand saint Basile, et encore avant lui l'ancien
Origène, Tertullien qui est dans le siècle des
Apôties, font mention, voire de la particulière
confession. Nous disions bien que pour bien
juger de la doctrine, il ne faut pas considérer
l'abus, ains l'institution en sa pureté. Mais cela
est pour la dispute des savants et non pour
l'usage du populaire, qui blâme ou loue la chose
seulement par ce qu'il en voit, et ne songe pas à
l'origine, ni si de soi elle est bonne, et n'a garde
de juger de la confession par ce qui se devrait
observer, mais par ce qu'il voit en l'usage com-
mun et ordinaire.
Pour le regard du sacrement d'ordre, bien qu'il
s'en fasse de grandes disputes, si est-ce qu'elles
n'empêchent point cette union qu'il faut faire de
ce peuple démembré. Car pourquoi empêcher[ait]
cette dispute que nous ne vivions en une congré-
gation, puisque personne ne prend les ordres
qui ne veut, et qui le veut les a en estime. Et
toutefois je pense que tout le mal ou la plus grande
partie vient de l'abus qui a été certain en cestui-ci
et qu'il n'est point besoin de déclarer davantage,
de tant que la faute est grossière et manifeste.
Pour y remédier, il ne faut rien introduire de
nouveau, mais seulement renouveler l'ancienne
l'édit de janvier 1562 155
façon, du tout ensevelie, et en cela exécuter les
saintes constitutions des Pères.
Premièrement, soit exactement gardé l'âge
ordonné de trente ans, afin qu'ils ne portent pas
le nom de prêtres sans cause.
Après, soit pour jamais ordonné le nombre des
prêtres qui sera trouvé suffisant, selon le gouver-
neur de la charge, pour aider à celui qui sera
le pasteur et aura la principale cure du troupeau.
En outre, et c'est le principal, pour que les
noms des ordres ne soient pas de vains titres et
une pure moquerie, mais vraies charges et offices
en l'église.
Maintenant on en baille quatre tout à un coup,
et puis le reste, sans que celui à qui on les baille
serve jamais en sa charge, voire sans que celui-là
qui les a pris pense avoir autre chose à faire, à
cause de cela, sinon de bien garder ses titres.
Soit donc ordonné que vraiment par ordre,
i.insi h nom le porte, qui sera fait premièrement
ostiarius serve de cet état, selon la première
institution, et ce par quelque temps certain.
Après, quand il sera lecteur, qu'il fasse pareille-
ment sa charge ; et d'exorciste de même, car
aussi, anciennement, l'exorciste n'était pas seu-
lement pour l'exorcisme ; et l'acolyte, puis du
sous-diacre et diacre, le tout par certain espace ;
et pour le dernier, qu'il soit fait prêtre, s'il a
156 MÉMOIRE TOUCHANT
exercé partout bien son office. Par ce moyen,
on conservera l'ordre en l'Église, on fera que l'état
qui maintenant est vil reviendra à sa première
dignité, et nous n'apprêterons pas à rire, comme
nous faisons, aux adversaires, de bailler quatre
offices successifs à une personne tout à un coup
par égard seulement et non avec effet, et cela
même pour ne savoir pas à grand'peine bien
lire.
Au reste, les cures ne soient baillées qu'à celui
qui sera passé par tous les ordres et en outre qui
fera preuve publique, avant d'être reçu, de sa
suffisance à prêcher et duquel la bonne vie soit
attestée.
Et ne trouverais-je pas mauvais de prendre de
ceux qui sont sortis de notre Église, pour en faire
une nouvelle, une observation qu'ils ont : c'est
qu'au synode les curés assemblés devant leur
évêque nommassent ceux qui seront suffisants
pour la prédication et pour avoir l'administra-
tion d'une église ; et que l 'évêque, avec les curés,
choisisse ainsi ceux qui auraient témoigné de
leurs églises qui, après advenant le cas, pussent
être envoyés à la cure d'un troupeau.
Et pour montrer que le Roi ne veut tenir la
main aux abus qui se font à la trafique des béné-
fices, il est nécessaire que désormais il n'en
retienne pas devant ses juges aucune cause,
l'édit de janvier 1562 157
et qu'on n'admette personne à demander en
façon quelconque aucun bénéfice, ni le plaider.
Car c'est à l'Église à demander son chef, et à
l'évêque, avec le conseil des pasteurs qui sont
sous lui, d'en pourvoir, non pas à aucun de s'in-
gérer ; de tant qu'il s'en déclare indigne par ce
fait même qu'il le demande, qui est une espèce
de simonie et ambition. Par ce moyen on aboli-
rait toutes les résignations et autres tels fatras
qui ne sont entrés dans l'Eglise que pour la ruiner
de fond en comble. Ainsi le patronage des ecclé-
siastique s'en irait, et quant à celui des laïcs,
on y pourrait aisément mettre tel ordre qu'on
aviserait, de ne les intéresser trop, et néanmoins
avoir plus de respect à la conservation de tout
l'état ecclésiastique et au règlement de cet ordre
tout corrompu.
Quant au dernier sacrement de l'extrême-
onction, il n'en peut venir grand débat, de tant
qu'on ne l'apporte à personne, si on ne va cher-
cher les gens ecclésiastiques pour l'administrer.
Reste la sépulture, en laquelle on a accoutumé
de montrer par les cérémonies extérieures, qu'on
appelle deuil, la douleur intérieure, mettre les
morts en certain lieu et faire commémoration
d'eux et prières pour eux. Je m'assure que rien
de tout cela n'eût scandalisé personne, si, ce
qui était de soi bon, n'eût été tant couvert de
158 MÉMOIRE TOUCHANT
corruption, et l'abus que quelques-uns, de leur
naturel peu patients, n'ont pas eu la discrétion
de regarder à l'institution, mais, seulement par
dehors, à ce qui se fait : qui est ainsi qu'il se
pratique, une pure marchandise et violente
trafique. On veut là tirer au mort la couverture
de son coffre, [on mesure] la lumière qui éclaire.
A ceux qui prient on marchande combien de
messes, si elles seront basses, si elles seront
hautes ; on met à prix le son des cloches et
mille autres telles indignités, lesquelles ôtées,
il ne restera qu'une sainte cérémonie, pleine de
piété, laquelle, à mon avis, sera enfin goûtée
et reçue de tous. Non pas, par aventure, sitôt
de maint un qui est dégoûté, mais pour le moins
on peut espérer que ce serait avec l'aide de
quelque nombre d'années. Qu'on fasse donc
seulement ce qui se trouve avoir été fait de tout
temps, que chacun pleure sur son mort, comme
parle la Sainte Écriture, mais de cela que la France
soit libre. Qui le voudra pleurer avec le chaperon
et montrer par l'habit la douleur, qu'il le fasse.
Qui ne voudra faire ainsi n'y soit point contraint.
Mais que l'Église n'aille point chercher le corps,
qui n'est autre chose que le quêter, et, comme
disent ceux qui ont envie de reprendre, aboyer
après la charogne. Quand la famille du mort
aura porté le corps au lieu destiné, comme nous
l'édit de janvier 1562 159
sommes en cela tous d'accord que l'Église fasse
commémoration du mort et prie pour lui en ses
prières, aux services accoutumés et ce dans le
temple seulement ; mais à tous également et sans
rien prendr?, ni plus ni moins, pour les pauvres
que pour les riches, et sans en être requise, mais
de soi-même, pour faire ce qui est en elle. Et
serait bon de n'approuver aucun légat pour faire
faire service aucun en l'Église ; ainsi, pour éviter
tout soupçon de gain déshonnête et ne profaner
la chose sainte par le commerce, faire également
pour tous règle prise sans aucune distinction.
S'il se faisait ainsi, serait-ce pas du tout fermer la
bouche à la calomnie ? On commencerait donc à
trouver bonnes les raisons comme elles sont
qui montrent que les oraisons pour les morts
sont pleines de piété, et au contraire l'autre
opinion inhumaine et accompagnée d'irréligion
et d'une cruelle ingratitude. Au reste, en ce fai-
sant, attendons que de tout on se rangeât à même
opinion peu à peu, car les maladies de l'esprit
ne se guérissent point autrement. Il n'y aurait
aucun qui se put offenser, car personne ne serait
contraint de faire prier Dieu pour les morts,
de tant que l'Église d'elle-même prierait, ni de
faire emporter le corps hors de la maison avec
chants funèbres, quand il serait en sa puissance
d'ensevelir son mort.
l6o MÉMOIRE TOUCHANT
Rien ne se fasse en l'Église, je ne dis pas à
prix d'argent, mais du tout où il y intervienne
aucune mention de marché ou don, ni accordé
ni volontaire. Que cette règle soit seulement
gardée et on verra, en moins de rien, tous les abus
survenus tomber de soi-même, et ne demeurer
rien que la pure et saine doctrine de l'Écriture,
et ce qui est des traditions des Apôtres et de
l'Église ancienne, desquelles je pense l'observa-
tion être nécessaire.
J'ai mis en avant ces moyens, non pas que je
pense qu'il fallût nécessairement en user ainsi,
ni pour opinion que j'aie qu'il n'y eût beaucoup
d'autres meilleurs expédients ; mais seulement
pour montrer ce chemin, m 'assurant que si ceux
qui ont expérience des affaires et sont pourvus
de vertu suivaient sa trace, il serait aisé de trou-
ver ainsi une réformation qui remettrait l'Église
en son honneur et première splendeur et qui
ferait aimer et révérer ses ennemis. On userait
d'une telle modération qu'on ferait d'une pierre
deux coups, de tant qu'on donnerait sa première
forme à l'assemblée de Dieu, et si, on s'accommo-
derait à ceux qui s'en sont séparés pour les y
rappeler : ce que je pense être nécessaire, comment
que ce soit, afin qu'il n'y ait point deux Églises
ni deux polices, qui est la vraie semence de tous
les malheurs du monde, qui nous sont déjà sur
l'édit de janvier 1562 161
la tête, si on ne pourvoit à détourner cette tem-
pête.
Mais en cela il y a deux difficultés : l'une
par qui sera fait ce règlement et qui en a le
pouvoir ; l'autre comment le pourra- t-on mettre
en œuvre et exécuter ce qui sera ordonné. Quant
au premier, pour le dire en un mot, je crois que
votre compagnie doit arrêter la réformation,
sinon pour le regard de certains points qui sont
bien peu ; car d'attendre que les évêques le
fassent par un concile provincial, c'est attendre
par aventure le remède du lieu dont vient le
mal, et il faut tenir pour dit qu'ils ne le feront
point. Et de ma part je les excuse aucunement,
car maintenant que des ecclésiastiques les uns
sont tous les jours au danger de leurs vies, les
autres voient leur fait en un mer\^eilleux trouble,
ce n'est pas bien la saison qu'ils prennent le
loisir de penser à une exacte réformation. De
faire un colloque de théologiens il ne succéda ja-
mais bien en Allemagne à l'Empereur et ce n'est
qu'irriter les parties l'une contre l'autre, même que
chacun soutient son règne avec passion. Ainsi
il faut que ce soit votre assemblée, si on délibère
de le faire jamais, ou pour le moins si on a envie
d'en tirer quelque fruit assez à temps devant la
ruine. Et donc les laïcs feront-ils des lois sur
l'Église et jugeront-ils de la doctrine ? Première-
102 MÉMOIRE TOUCHANT
y
ment, je m'ébahis que le Roi fasse scrupule de
mettre la main à l'extirpation de si grossiers
abus et visibles, et qu'il se fait conscience de
souffrir et autoriser l'introduction d'une nouvelle
Église, qui ne se bâtit que de la subversion de la
nôtre, laquelle a été fondée en France aussitôt
comme la foi chrétienne y a été plantée. Il nous
fâche de nous employer à rhabiller la nôtre pour
la conserver, et on tient bien la main par une per-
nicieuse patience de la laisser du tout détruire
et anéantir, pour en publier une déjà corrompue
clairement dès sa naissance et pleine de plusieurs
erreurs déjà condamnées. Mais encore il appert
évidemment qu'ihne se faut arrêter là; car,
excepté deux ou trois points de ce que j'ai dit,
tout le demeurant n'est point chose que le Roi
ne puisse et ne doive faire et ne l'ait accoutumé.
Un seul évêque la pourrait faire à ses constitu-
tions qu'on appelle synodales. Aussi les synodes,
en chaque diocèse, n'avaient été instituées pour
autre raison qu'afin de rhabiller à cette heure
ce qui se gâte en l'ordre ecclésiastique, pour ce
qu'il n'est possible, ni que le corps humain
se maintienne en santé sans purgation, ni un
bâtiment sans réparations ordinaires, ni quelque
police que ce soit sans corriger à toute heure ce
qui s'empire et remettre en leur lieu les parties
qui se jettent hors de leur place. C'est vraiment
l'édit de janvier 1562 163
l'office du Roi de tenir l'œil, non pas pour usurper
rien de l'autorité ecclésiastique, mais pour [la]
conserver en son état. Il n'y a rien qui soit contre
les constitutions ecclésiastiques, mais au con-
traire qui ne soit clairement conforme aux conciles
et saints décrets. Or, sait-on bien qu'en France,
le Roi qui est protecteur de l'Église gallicane,
peut empêcher qu'on y contrevienne, et l'a
toujours ainsi fait. Or, à cette occasion, en ses
cours de Parlement, on y débat ordinairement
les dispenses des Papes et les provisions qui sont
contraires aux saints décrets ; et les gens du Roi
interjettent appellation des ressorts octroyés
contre les conciles, et aux états derniers le Roi
n'a pas craint d'ordonner une certaine forme
pour l'eslation des évêques, en quoi sans doute
consiste la plus grande part de l'état ecclésias-
tique, et plusieurs autres édits ont été faits, en
répondant aux cahiers, qui tendent à même fin.
On doit donc faire conune les bons et savants
médecins, qui trouvent aux plus venimeux
animaux et aux herbes les plus mauvaises quelque
chose de bon pour la santé ; et nous aussi, du
malheur de ce temps tirerons cette commodité
qu'on pourra régler l'Église, sinon du tout, au
moins aucunement, pour ce qu'elle se laissera
panser (^) à cause de sa faiblesse, là où étant en sa
prospérité, elle n'eût jamais souffert la main du
LA BOÉTIE 11
164 MÉMOIRE TOUCHANT
chirurgien. S'il faut déclarer les articles de notre
foi, s'il est besoin d'arrêter quelque doctrine
ou de donner interprétation à l'Écriture, lors
faut-il déférer à l'Église et lui rendre obéissance ;
et encore s'il fallait faire quelques nouvelles
constitutions pour la police du clergé, il s'en
faut reposer sur elle. Mais si, à faute de célébra-
tion des anciennes, le prince la voit en extrême
péril et quasi hors d'espérance de salut, ne
fera-t-il pas l'office de bon fils, et obéissant, de
s 'employer > de tout son pouvoir à la relever et
lui tendre la main, pour la remettre au premier
chemin, duquel s'étant écartée, elle n'a jamais
cessé d'aller en décadence, jusques à tant qu'elle
est venue jusques à l'extrémité. Je m'assure
qu'en tout ce qu'il faudra faire, il n'y aura rien
que le Roi ne le puisse de son autorité, rien qu'il
n'ait fait souvent et, par aventure, entreprenant
plus sur les ecclésiastiques, et, pour certain,
leur profitant moins qu'il ne ferait à ce coup.
Voire, j'ai bien cette opinion que pour la regard
de quelques articles, comme de la permission
du calice aux laïcs et autres, s'il y en a de quoi il
faille parler au Pape, qu'il les accordera volon-
tiers. Autrefois, en moindre besoin, l'a-t-U
accordé à l'Allemagne, et maintenant je ne fais
doute qu'il ne trouve bonne cette réformation,
pour ce qu'il ne pourra nier qu'il n'en faille,
l'édit de janvier 1562 165
et quand il ne le ferait pour la conscience, encore
le ferait-il pour la conservation de sa puissance,
voyant en ce royaume sa supériorité si fort
ébranlée, même quand on l'avertira que par même
moyen la nouvelle Église sera rompue et autre-
ment il est malaisé ou plutôt impossible.
Voilà quant au premier point par qui sera faite
cette réformation.
Reste l'autre, qui est la plus difficile : comment
on pourra [parvenir] (^) à exécuter cette réfor-
mation.
En toutes choses qui concernent l'administra-
tion de quelque charge, soit en la police tempo-
relle, soit en l'ecclésiastique, l'établissement
de bonnes lois, c'est le moindre, mais la provision
de ceux qui doivent administrer l'affaire, c'est
le principal, et à mon avis le tout. Toutes lois
sont mortes et se laissent corrompre et tirer
en autre sens, et souffrent être renversées. Bref,
elles ne se peuvent [si bien] défendre, que les
mauvais ne prennent moyen et argument d'elles-
mêmes pour faire les plus grands maux. Tout va
donc à faire de bonnes lois vives, c'est-à-dire
à faire bonne eslation de personnages suffisants,
pourvus de bon entendement et de probité.
Ainsi il n'y aura aucune espérance si les évêques
ne sont secourus. Ils ne se sauraient démêler
de ce trouble. On n'a pas prévu ce danger et
l66 MÉMOIRE TOUCHANT
grand hasard, et, pour cette cause, jusques ici,
en la plupart des évêchés, le Roi a mis des évêques
qui ne peuvent maintenant soutenir ce faix
en ce grand besoin. Si est-ce que de là dépend
toute, la restauration de cet état, qu'ils ne se
fâchent donc point de prendre des conducteurs
en leur charge, en laquelle, s'ils ont bon zèle,
ils seront bien aises d'être soulagés et d'être
aidés par même moyen à la conservation de leur
troupeau. Ce n'est pas chose nouvelle : elle est
ordinaire en Allemagne, où plusieurs évêques
[ont des] coadjuteurs. Et quel inconvénient y
a-t-il quand la charge augmente de prendre
compagnons en cet honnête travail ?
De ma part je voudrais que tous en prissent,
tant pour ce qu'il n'y a point d'évêché où il ne
soit bien requis, vu la grandeur des affaires, et
aussi d'en bailler seulement à quelques-uns ce
serait rendre la chose odieuse et pleine d'envie
et de jalousie. Les bons sans doute y prendront
plaisir et les mauvais en ont besoin, et doivent
plutôt remercier d'y être soufferts que se plaindre
d'avoir des aides. Si on n'en use ainsi, que sert-il
d'ordonner que tous les évêques résident, puisque
la plupart sont tels que leur présance est plus
scandaleuse que l'absence n'est dommageable?
Il y a environ six vingts évêchés en France.
Il faut que la cour du Parlement choisisse six
l'édit de janvier 1562 167
vingts hommes suffisants, et amateurs de paix
et de concorde, et désirant la restauration de
I l'Église, qui, après avoir fait profession de la
* doctrine selon l'Église catholique, même aux
points qui sont en controverse, et avoir déclaré
qu'ils tiendront la main de leur pouvoir à l'en-
tretien des articles de la réformation qui leur
seront baillés, seront nommés aux évêques
pour les recevoir en la communication de la
charge et du conseil, pour mettre ordre aux
errements et faire l'office de prédication.
Je sais bien qu'il est impossible de remuer
ainsi le monde tout à un coup ; mais toujours
les choses empirent quand on n'y met pas la
main, et il est bien temps meshui de commencer.
C'est folie si on pense appliquer à un si grand
mal des remèdes lénitifs, La saison de ce conseil
est passée pièçà et maintenant on gâterait tout
si on flattait cette plaie, car si on donne aux gens
espérance de réformation et qu'après on les cuide
payer d'une mine de correction légère, ils pren-
dront cela pour moquerie et à cause de cette
nouvelle opinion seront plus irrités et moins
traitables. L'abus auquel il faut plus tâcher de
remédier, et qui est plus malaisé, c'est d'abolir
cette fiance, malheureuse persuasion qui s'est
si fort enracinée : c'est qu'il n'en est guère
qui n'estiment que le revenu des cures, et des
l68 MÉMOIRE TOUCHANT
dîmes assignées pour la nourriture et entretien
des pasteurs, c'est [cette] espèce de bien qu'on
appelle le bien d'église, là où cela ne devrait
n'être autre chose que les gages du prêcheur
et administrateur des sacrements, et le loyer
du journalier spirituel. A cela faut-il pourvoir
surtout et ramener cela à sa première nature.
Soit donc ordonné que les dîmes des cures et
les autres revenus des personnes ecclésiastiques
qui ont charge seront toujours publiquement
baillées à ferme au plus offrant ; en baillant
bonne et suffisante caution ; et soit toujours la
ferme faite à la condition d'en bailler au curé
même seulement un quartier, au terme du quar-
tier, et non aux autres parties, ni en autres lieux,
ni aux autres personnes, mêmement aux villes
où, à cause de l'affluence du peuple, la conti-
nuelle présence d'un bon et suffisant pasteur est
plus requise. Là où il faudrait que le revenu
qui est destiné pour son entretien fût mis par
les fermiers entre les mains des consuls comme
deniers publics, où ils seraient gardés sans être
employés à aucun autre usage, à peine de sacri-
lège, sans rémission.
Il faudrait du temps pour remettre la chose,
mais la longueur qu'on peut craindre ne doit
garder d'entreprendre, mais donner cœur de
commencer, plutôt, de s'y employer plus dili-
l'édit de janvier 1562 169
gemment ; et par aventure, si on y apporte bon
zèle, on connaîtra que l'on en viendrait à bout
dans moins de temps qu'on n'espérât. Il semble
qu'il faudrait beaucoup d'années avant que pou-
voir mettre au gouvernement des églises, hommes
capables de cette charge au lieu de ceux que
l'on y voit.
Il vaquera un grand nombre de paroisses,
si le Roi, sans exception, et sans recevoir aucune
dispense, commande à ses officiers de prendre le
revenu de tous les bénéfices où les curés ne rési-
deront ; et en peu de temps tout sera renouvelé.
Si on ne reçoit les résignations, je pense qu'il ne
se doive aucunement faire, ou encore qu'on en
reçut, et néanmoins l'évêque en fit examiner avec
son coadjuteur, et inquisitions des résignataires,
quel [que] provision de Rome qu'ils aient. Tout
de même sorte qu'il ferait, il y pourvoirait sans
désignation.
Mais il faudrait dès cette heure, sans attendre,
pour faire vivre, autres bénéfices ; car il est cer-
tain que les paroisses demeurant parties comme
elles sont, elles ne sont suffisantes pour l'entretien
honorable du pasteur ; et aussi il est impossible
de trouver si grande multitude de personnages
sufisants pour administrer un si grand nombre de
paroisses. Donc dès à présent l'évêque doit
unir les paroisses si la vacation s'y offre, ou
lyo MÉMOIRE TOUCHANT
détenir celles qui doivent être unies avenant la
vacation.
Aussi faut-il que le revenu des cures fut grand,
car il doit servir non au curé seulement, mais aux
prêtres qui lui assisteront, tant pour lui aider à la
prédication, comme il se faisait autrement, ou
pour le service ordinaire, qu'au surplus de la
charge et administration des sacrements.
Il faut qu'ils soient nourris du public, car il est
nécessaire que tout gain cesse de ce commerce des
choses sacrées si longtemps supporté.
Certain nombre sera prescrit des prêtres qu'on
baillera à chaque curé pour jamais et des diacres,
aussi des acolytes et autres ministres de l'Église,
desquels les charges seront distinctes et séparées.
Tandis, en attendant qu'avec le temps la chose
se parforce, on choisira le plus possible de ceux
qui y sont à présent, mais en y ajoutant quelqu'un
qui supplée le défaut des autres. L'âge de ceux
qui devront être pourvus à chaque ordre sera
spécifié.
Après Pâques, au synode, selon la coutume de
l'Église, tous les curés s'assembleront devant leur
évêque et sera cette assemblée employée à rha-
biller les fautes de tous, et chacun d'eux à son
tour sortira, pour être délibéré à ce que les
autres auront à proposer contre lui, et amiable-
jnent seront les fautes ou blâmées seulement
l'édit de janvier 1562 171
ou reprises aigrement ou punies comme il y
tiendra.
Aussi sera lors avisé s'il y a aucun digne d'être
reçu à la cure des âmes, et s'il s'en trouve quel-
qu'un, après l'avoir ouï prêcher, l'évêque l'en-
registrera, pourvu qu'il ait d'ailleurs témoi-
gnage de sa bonne vie, pour le bailler pasteur
au troupeau qui vaquerait par après.
Sans observer cette forme, aucun ne soit com-
mis à cette charge.
Or veux-je, pour mettre en avant cet ordre,
faire l'union, établir cette réformation et l'intro-
duire, qu'aucun des évêques de France passerait,
par tous les évêchés pour faire le règlement,
avec tel nombre d'évêques et les coadjuteurs
qu'il sera nécessaire. Monsieur d'Orléans {^) est
vraiment digne de cette charge et un autre avec
lui qui ressemblerait, si on en pouvait choisir
un qui ne fut si turbulent, ni [si] superstitieux
que la plupart.
J'avais omis que les coadjuteurs auraient cer-
taine portion du revenu de l'évêché, en certain
lieu, qui leur serait baillée des fruits mêmes et non
par les mains de l'évêque.
La réformation faite, soient cassées les nou-
velles églises et tous les offices qu'on y a établis,
et soit défendu, à peine de la vie, de ne prendre
administration ni titres, comme de surveillants.
172 MÉMOIRE TOUCHANT
ministres et tous les autres états, de la nouvelle
Église, qui sont les appuis de cette dissension et
vrais capitaines de la guerre civile.
Soit défendu, à peine de la hart, à autres qu'aux
députés par les évêques, de dogmatiser ni admi-
nistrer les sacrements. Qui prêchera, qui admi-
nistrera autrement, soit puni da mort.
Qui assistera à telles prédications et admi-
nistration des sacrements, soit puni d'amende
pécuniaire.
Je crois qu'il y aurait de la rigueur si on ordon-
nait plus grande peine, et [même] qu'elle n'aurait
pas tant d'effet. Il nous a apparu par expérience
qu'usant de plus grande rigueur, on les contrai-
gnait à s'opiniâtrer et prendre le frein aux dents,
et ne faut douter que cette façon de punir n'en
détourne plusieurs à qui rien n'est plus cher que
l'argent, même que l'exécution en sera facile et
la multe certaine et non pondérable.
Il semble [qu'Jen l'exécution de tout ce conseil
il y aura grande difficulté ; mais, à mon avis,
il n'y [a] que celui-ci par le moyen duquel
on se puisse sauver d'une manifeste calamité,
et à la panser il est plus facile que tous les autres.
Le nombre des catholiques est sans comparai-
son plus grand que des protestants ; tout le plat
pays ne sait guère que c'est de cette nouvelle doc-
trine, et aux villes mêmes où elle a été reçue,
l'édit de janvier 1562 173
excepté quelques-unes, et bien peu, leurs congré-
gations sont petites au respect des assemblées
de notre Église. Ce qui fait estimer grande leur
multitude en beaucoup d'endroits, c'est non pas
le nombre, mais l'insolence, et aussi toujours,
quoique ce soit, dix qui font quelque chose
de nouveau paraissent plus que cent vivants
à la commune façon et accoutumée.
Tous nos voisins étrangers nous donneront tant
de loisir que nous voudrons pour abolir cette divi-
sion et ôter l'Église nouvelle et réformer celle de
nos prédécesseurs, là où, faisant le contraire,
il est à craindre qu'ils empêchent l'exécution
de quelque autre conseil qu'on saurait prendre.
Il y a donc bien grande différence de faire une
chose avec loisir et sûreté et paix et repos, en
laquelle nous serons favorisés de tous les princes
qui nous peuvent aider, ou nuire, ou attendre
un remuement auquel ils nous donneront empê-
chement de tout leur pouvoir.
La reine Marie d'Angleterre a remis la reli-
gion ancienne, du tout abolie par le roi Edouard,
et a bien pu y ranger son peuple, de son naturel
barbare et rebelle ; et si ne réforme aucunement
l'ancienne. Comment estime-t-on que le Roi
l'entretienne, même en la réformant, vu que la
plus grande part de son peuple la tient encore?
Davantage, il est tout certain que la nouveauté
174 MÉMOIRE TOUCHANT
a appelé plus de gens à l'église réformée qu'autre
chose, et combien qu'il y en ait que le zèle et une
affection de la religion a mis en cette assemblée,
si est-ce que quiconque voudra juger sainement,
il dira que la plus grande part s'y sont mis sans
savoir quel différend ils ont avec nous, que la
seule légèreté les a fait ranger à ce qui s'est pré-
senté de nouveau.
Quand la nôtre sera ainsi réglée et réformée,
elle semblera toute nouvelle et elle leur donnera
grande occasion d'y revenir sans scrupule, pour
ce qu'ils ne cuideront pas rentrer en celle qu'ils
ont maintenant en haine et horreur, mais en
une autre toute neuve ; de tant qu'après avoir
nettoyé tant de si grandes taches et si apparentes
dont elle est à présent couverte, elle présenterait
une face tout autre, qui serait belle à voir et si
aimable que les plus rebelles seraient conviés
à se raccointer d'elle ; les abus les ont éloignés
et la réformation les rappellerait. La curiosité
les a fait entrer en l'autre pour voir que c'était
et cela même les ramènerait en la nôtre. Aussi
est-il croyable qu'il [y] en a une grande partie
qui meshui sont las des troubles et seraient bien
aises de cette honnête occasion de repos, sans
aucune offense de leur conscience. Par aventure,
au moment que cette dissension s'échauffe, ils
n'eussent pas si aisément reçu cette composition,
l'édit de janvier 1562 175
comme ils feront à présent, étant travaillés de
tumultes, et de la division, et des frais qui sont
grands à l'entretien de leur état ; et les gens de
bien, et ceux qui ont de quoi, commencent d'avoir
suspecte cette puissance du populaire et prendront
grand plaisir de la voir réprimer ; et peu à peu,
sans qu'on y prit garde, avec la mutuelle conver-
sation, il s'est fait comme une réunion de courages
et d'opinions qu'on n'eût osé espérer au commen-
cement. Le temps a amené ceci et le temps l'ad-
moitera, conmie nous voyons que les opinions
des anciennes sectes se sont évanouies, quand on
les a laissé mourir en Églises séparées et en certain
ordre.
En somme, il faut faire une rigoureuse punition
des insolences et violences publiques commises sur
les chefs et auteurs, et ce par la justice assistée
des gouverneurs.
Il faut réformer vivement et promptement
l'ancienne Église, rompre l'ordre et établissement
de la nouvelle. Une chose pourra fort empêcher
la réformation : c'est que par ce moyen le Roi
perd la subvention des décimes qu'il prend du
clergé. Mais sans doute c'a toujours été et sera,
si Dieu n'y pourvoit, un malheureux appât qui
nous tire à notre ruine. C^ serait une chose étrange
si le Roi prenait les décimes comme pour un
loyer d'avoir abandonné la république, et s'il
176 MÉMOIRE TOUCHANT
se laissait suborner par cet exécrable gain afin
de tenir la main à tant d'indignités, et vilains
et énormes abus, et cependant voyait devant lui
tout son État se renverser et aller en désordre.
Et se mécompte-t-on grandement, si on pense
longuement jouir de ce tribut et si on en fait
état ; car il est aisé de voir que dans un an pour
le plus tard, en la plus grande partie de ce royaume
les dîmes ne seront payées. Car déjà ceux de la
nouvelle religion commencent à voir qu'ils entre-
tiennent les membres de l'Antéchrist, en payant
les dîmes aux prêtres ; et s'ils ont pensé la couleur
bonne d'abattre les autels et les images, pour ce,
disent-ils, qu'il faut ôter les instruments d'ido-
lâtrie, pourquoi ne ceçoit-on qu'ils auront bien
autant de prétexte de mettre en avant qu'ils font
conscience de nourrir de leurs biens les loups du
troupeau et de leur donner le moyen d'entre-
tenir leur superstition. Même que l'avarice et
la friandise se relève ce qu'ils baillent pour la
dîme servira toujours de belles raisons, même
étant piqués par une haine capitale qu'ils ont
contre tout l'ordre des ecclésiastiques. Au reste,
quand ceux de l'Église réformée ne refus,îr£'ient
les dîmes, ceux de la romaine le feront, de tant
que leurs curés ni leurs vicaires ne pourront faire
à leurs paroisses aucun service accoutumé, comme
déjà l'on voit dans presque la moitié de la Guyenne.
l'édit de janvier 1562 177
Davantage, puisque l'on voit que de ne réfor-
mer point l'ancienne et de la maintenir avec la
nouvelle, c'est maintenir le trouble et provoquer,
comme je pense, une cruelle et calamiteuse
guerre, c'est folie de croire, si nous sonmies en
affaires, que ni le vrai revenu du Roi, ni les em-
prunts ni les décimes y puissent fournir ; si
lorsque tout le peuple était uni sous un prince
majeur, il n'a été possible d'en tirer tant de sub-
sides qui aient pu satisfaire à la défense des
guerres, de sorte que nous sommes devenus en-
foncés en dettes infinies, qu'espérons-nous main-
tenant si nous y revenons, et pendant que cette
monarchie démembrée en dissensions et discordes
est entre les jeunes mains de l'enfance de notre
prince ? Gagnons seulement le repos et n'ayons
point de peine qu'il soit pauvre : si nous avons
guerre, rien ne suffit, si nous avons paix, rien ne
d^audra. Nous nous acquitterons, si ce n'est
en six ans, ou au moins en douze.
Il n'y a pas deux ans qu'ils réputaient à grand
heur d'avoir la vie sauve et ne priaient sinon
qu'ils ne fussent contraints de faire profession
d'une loi qu'ils estimaient fausse. Ce point en
fut accordé, et, à mon avis, fort justement.
Mais, soudain après, ils s'assemblèrent en mai-
sons privées pour faire des prières. Le Roi,
espérant les obUger, par cette bénignité, le permit.
lyS MÉMOIRE TOUCHANT
Ils n'ont pas eu sitôt gagné cet avantage, qu'en
ces mêmes congrégations, où on n'avait parlé
que de prier Dieu, ils ont passé outre et l'on a
prêché et administré les sacrements. Le prince,
les cuidant vaincre par sa clémence, l'a dissimu-
lée, en espérant qu'ils s'arrêteraient là, puisqu'ils
ne pouvaient prétendre qu'il leur fallut plus
grande liberté pour vivre selon leur conscience.
Mais quoi ! cette règle de conscience n'est ja-
mais certaine, et ne saurait-on voir la fin de ce
qu'elle produit. Ils ont trouvé des lieux publics,
de quoi ils ont fait des temples, et ainsi ont
clairement et ouvertement fait voir la séparation,
et ont mis en évidence un ordre tout nouveau
d'une autre république ecclésiastique. Encore le
Roi leur a cédé, pour voir que demanderait cette
licence, et pour essayer si en cette nouvelle réfor-
mation la vie répondrait en la profession. Ils
ont depuis fait grande instance d'avoir des
temples ; le Roi leur a déclaré qu'il ne leur en
donnerait point, mais ils ne se sont pas arrêtés
à si beau chemin. En plusieurs lieux, et, à mon
avis, partout où ils ont cru être les plus forts,
ils en ont pris [de] force et abattu les images et
brûlé les ornements. Il semble bien qu'il n'était
plus possible que le Roi l'endurât. Toutefois
il l'a fait et a, possible, pensé qu'il y avait prou
tsmples, et [que] quand bien les églises réformées
l'édit de janvier 1562 179
n'en seront encore jetées, il en demeurait assez
pour les autres. Qu'il n'eut dit que cette si grande
et incroyable douceur de notre souverain eut
amolli le cœur des plus barbares et qu'elle était
suffisante non seulement à les convier de s'en
tenir là et ne passer plus avant, mais encore de
reculer plutôt et remettre quelque chose de ce
qu'ils avaient usurpé. Incontinent, voici en beau-
coup d'endroits, tous les ecclésiastiques, tous ceux
de l'Église romaine, privés de toutes leurs céré-
monies et réduits à une misérable servitude.
Je ne veux rien dire plus avant et me suffit qu'il
est aisé de connaître par là qu'à un déraisonnable
et insolent demandeur de lui accorder quelque
chose ce n'est pas contenter son désir, mais aug-
menter son audace.
Ils demandent l'intérim et des temples. Mais
qui les donnera à ceux de l'Église romaine par
toute la Guyenne, où ils sont maintenant en tel
état qu'ils n'oseront servir Dieu selon leur reli-
gion et celle de leur prince, à peine de perdre la
vie? Les protestants demandent donc au Roi
qu'il donne à ceux qui ne sont pas de sa loi ce
qu'eux-mêmes ne- donnent pas aux lieux où ils
ont pouvoir par le droit de la force qu'ils ont
usurpée. Mais encore prenons conseil des chefs
de leur réformation. Je sais bien qu'il y a
grand nombre d'hommes en Angleterre qui,
LA BOÉTIE là
i8o l'édit de janvier 1562
en leur cœur, ne sauraient approuver la religion
de leur reine et qui tiennent l'Église romaine
pour la vraie et apostolique. Je me fais doute
qu'il n'y en ait maint un encore en réserve.
Mais comment pensons-nous qu'ils seraient
bien reçus de leur maîtresse, s'ils demandaient
temples, pour vivre à leur façon ? Comment les
écouterait Calvin? Il estimerait sans doute
ceux-là qui le mettraient en avant turbulents et
introducteurs de nouveauté, tendant à sédition,
et, pour cette cause, le grand Athanase, il y a
tantôt treize [cents] ans, répondit bien à Constan-
tin, l'empereur, qui le priait de laisser un temple
à ceux qui suivaient Arrius, dans la ville d'Alexan-
drie, d'où il était évêque : « Leur en laisserai,
dit-il, quand ils en bailleront sept aux catholiques
à Antioche », où Arrius avait fait recevoir sa
doctrine.
EXTRAIT D'UNE LETTRE
que Monsieur le Conseiller de MONTAIGNE
écrit à Monseigneur de Montaigne^ son père,
concernant quelques particularités qu'il remar-
qua en la maladie et mort de feu Monsieur DE
LA BOÉTIE,
QUANT à ses dernières paroles, sans doute
si homme en doit rendre bon compte,
c'est moi, tant parce que du long de sa
maladie il parlait aussi volontiers à moi qu'à nul
autre, que aussi pour ce que pour la singulière et
fratemellî amitié que nous nous étions entrepor-
tés, j'avais très certaine connaissance des inten-
tions; jugements et volontés qu'il avait eus durant
sa \de, autant sans doute qu'homme peut avoir
d'un autre. Et parce que je les savais être hautes,
vertueuses, pleines de très certaine résolution, et
quand tout est dit, admirables, je prévoyais bien
que si la maladie lui laissait le moyen de se pouvoir
exprimer, qu'il ne lui échapperait rien en une
telle nécessité qui ne fut grand et plein de bon
exemple : ainsi je m'en prenais le plus garde que
je pouvais. Il est vrai, Monseigneur, comme j'ai
l82 LETTRE DE MONSIEUR
la mémoire fort courte, et débauchée encore par
le trouble que mon esprit avait à souffrir une si
lourde perte, et si importante, qu'il est impossible
que je n'aie oublié beaucoup de choses que je
voudrais être sues. Mais celles desquelles il m'est
souvenu, je vous les manderais le plus au vrai
qu'il me sera possible. Car pour le représenter
ainsi fièrement arrêté en sa brave démarche,
pour vous faire voir ce courage invincible dans
un corps attéré et assommé par les furieux efforts
de la mort et de la douleur, je confesse qu'il y
faudrait un beaucoup meilleur style que le mien.
Par ce qu'encore que durant sa vie, quand il
parlait de choses graves et importantes, il en
parlait de telle sorte qu'il était malaisé de les si
bien écrire, si est-ce qu'à ce coup il semblait
que son esprit et sa langue s'efforçassent à l'envi,
comme pour lui faire leur dernier service. Car
sans doute je ne le vis jamais plein ni de tant et
de si belles imaginations, ni de tant d'éloquence,
comme il a été le long de cette maladie. Au reste.
Monseigneur, si vous trouvez que j'aie voulu
mettre en compte ses propos plus légers et ordi-
naires, je l'ai fait à escient. Car étant dits en ce
temps là, et au plus fort d'une si grande besogne,
c'est un singulier témoignage d'une âme pleine de
repos, de tranquillité et d'assurance.
Comme je revenais du Palais, le lundi neu-
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 183
vième d'août 1563, je l'envoyai convier à dîner
chez moi. Il me manda qu'il me merciait, qu'il
se trouvait un peu mal, et que je lui ferais plaisir
si je voulais être une heure avec lui, avant qu'il
partit pour aller en Médoc. Je l'allai trouver
bientôt après dîner. Il était couché vêtu, et
montrait déjà je ne sais quel changement en son
visage. Il me dit que c'était un flux de ventre
avec des tranchées, qu'il avait pris le jour avant,
jouant en pourpoint sous une robe de soie, avec
M. d'Escars {^) ; et que le froid lui avait souvent
fait sentir semblables accidents. Je trouvai bon
qu'il continuât l'entreprise qu'il avait piéça
faite de s'en aller ; mais qu'il n'allât pour ce soir
que jusques à Gemignan (2), qui n'est qu'à deux
lieues de la ville. Cela faisais-je pour le lieu où
il était logé tout avoisiné de maisons infectes
de peste, de laquelle il avait quelque appréhen-
sion, comme revenant du Périgord et d'Agenois,
où il avait laissé tout empesté ; et puis, pour
semblable maladie que la sienne je m'étais autre-
fois très bien trouvé de monter à cheval. Ainsi
il s'en partit, et ' Madamoiselle de La Boétie
sa femme, et M. de Mouillhonnas son oncle,
avec lui (^.
Le lendemain de bien bon matin, voici venir
un de ses gens à moi de la part de Madamoiselle
de La Boétie, qui me mandait qu'il s'était fort
184 LETTRE DE MONSIEUR
mal trouvé la nuit d'une forte dysenterie. Elle
envoyait quérir un médecin et un apothicaire ;
et me priant d'y aller, comme je fis l'après-
dînée.
A mon arrivée, il sembla qu'il fut tout éjoui
de me voir ; et comme je voulais prendre congé
de lui pour m'en revenir, et lui promisse de le
revoir le lendemain, il me pria avec plus d'affec-
tion et d'instance qu'il n'avait jamais fait d'autre
chose, que je fusse le plus que je pourrais avec
lui. Cela me toucha aucunement. Ce néanmoins
je m'en allais quand Madamoiselle de La Boétie,
qui pressentait déjà je ne sais quel malheur,
me pria les larmes à l'œil, que je ne bougeasse
pour ce soir. Ainsi elle m'arrêta, de quoi il se
réjouit avec moi. Le lendemain je m'en revins ;
et le jeudi, le fus retrouver. Son mal allait en
empirant : son flux de sang et ses tranchées qui
l'affaiblissaient encore plus, croissaient d'heure
à autre.
Le vendredi, je le laissai encore : et le samedi,
je le fus revoir déjà fort abattu. Il me dit alors,
que la maladie était un peu contagieuse, et outre
cela, qu'elle était mal plaisante, et mélancolique :
qu'il connaissait très bien mon naturel, et me
priait de n'être avec lui que par boutées, mais
le plus souvent que je pourrais. Je ne l'aban-
donnai plus. Jusques au dimanche il ne m'avait
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 185
tenu nul propos de ce qu'il jugeait de son être,
et ne parlions que de particulières occurences
de sa maladie, et de ce que les anciens médecins
en avaient dit. D'affaires publiques, bien peu ;
car je l'en trouvai tout dégoûté dès le premier
jour. Mais le dimanche, il eut une grande fai-
blesse : et comme il fut revenu à soi, il dit qu'il
lui avait semblé être en une confusion de toutes
choses, et n'avoir rien vu qu'une épaisse nue et
brouillard obscur, dans lequel tout était pêle-mêle
et sans ordre : toutefois il n'avait eu nul déplaisir
à tout cet accident : « La mort n'a rien de pire
que cela, lui dis-je lors, mon frère. — Mais n'a
rien de si mauvais », — me répondit-il.
Depuis lors, parce que dès le commencement
de son mal, il n'avait pris nul sommeil, et que
nonobstant tous les remèdes, il allait toujours en
empirant : de sorte qu'on y avait déjà employé
certains breuvages, desquels on ne se sert qu'aux
dernières extrémités, il commença à désespérer
entièrement de sa guérison, ce qu'il me conunu-
niqua. Ce même jour, par ce qu'il fut trouvé bon,
je lui dis, qu'il me siérait mal, pour l'extrême
amitié que je lui portais, si je ne me souciais
que comme en sa santé on avait vu toutes ses
actions pleines de prudence et de bon conseil
autant qu'à homme du monde qu'il les continuât
encore en sa maladie ; et que, si Dim voulait
l86 LETTRE DE MONSIEUR
qu'il empirât, je serais très marri qu'à faute
d'avisement il eut laissé nulle de ses affaires
domestiques décousu, tant pour le dommage que
ses parents y pourraient souffrir, que pour l'in-
térêt de sa réputation : ce qu'il piit de moi de
très bon visage. Et après s'être résolu des diffi-
cultés qui le tenaient suspens en cela, il me pria
d'appeler son oncle et sa femme seuls, pour leur
faire entendre ce qu'il avait délibéré quant à son
testament. Je lui dis qu'il les étonnerait. « Non,
non, me dit-il, je les consolerai et leur donnerai
beaucoup meilleure espérance de ma santé,
que je n- l'ai moi-même ». Et puis il me demanda,
si les faiblesses qu'il avait eues ne nous avaient
pas un peu étonnés. « Cela n'est rien, lui dis-je,
mon frère : ce sont accidents ordinaires à telles
maladies. — Vraiment non, ce n'est rien, mon
frère, me répondit-il, quand bien il en advien-
drait ce que vous en craindriez le plus. — A vous
ne serait-ce que heur, lui répliquai-je ; mais le
dommage serait à moi qui perdrais la compa-
gnie d'un si grand, si sage et si certain ami,
et tel que je serais assuré de n'en trouver jamais
de semblable. — Il pourrait bien être, mon frère,
ajouta- t-il, et vous assure que ce qui me fait
avoir quelque soin que j'ai de ma guérison, et
n'aller si courant au passage que j'ai déjà franchi
à demi, c'est la considération de votre perte,
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 187
et de ce pauvre homme et de cette pauvre femme
(parlant de son oncle et de sa femme) que j'aime
tous deux uniquement, et qui porteront bien
impatiemment (j'en suis assuré) la perte qu'ils
feront en moi, qui de vrai est bien grande et
pour vous et pour eux. J'ai aussi respect au dé-
plaisir que auront beaucoup de gens de bien qui
m'ont aimé et estimé pendant ma vie, desquels
certes, je le confesse, si c'était à moi à faire je
serais content de ne perdre encore la conversa-
tion. Et si je m'en vais, mon frère, je vous prie,
vous qui les connaissez, de leur rendre témoi-
gnage de la bonne volonté que je leur ai portée
jusques à ce dernier terme de ma vie. Et puis,
mon frère, par aventure n'étais-je point né si
inutile que je n'eusse moyen de faire service à la
chose publique ? Mais quoi qu'il en soit, je suis
prêt à partir quand il plaira à Dieu, étant tout
assuré que je jouirai de l'aise que vous me pré-
dites. Et quant à vous, mon ami, je vous connais
si sage, que, quelque intérêt que vous y ayez,
si vous conformerez-vous volontiers et patiem-
ment à tout ce qu'il plaira à sa sainte Majesté
d'ordonner de moi, et vous supplie vous prendre
garde que le deuil de ma perte ne pousse ce bon
homme et cette bonne femme hors des gonds
de la raison. » Il me demanda lors comme ils
s'y comportaient déjà. Je lui dis que assez bien
LETTRE DE MONSIEUR
pour l'importance de la chose : « Oui, suivit-il,
à cette heure qu'ils ont encore un peu d'espé-
rance. Mais si je la leur ai une fois toute ôtée,
mon frère, vous serez bien empêché à les conte-
nir. » Suivant ce respect, tant qu'il vécut depuis,
il leur cacha toujours l'opinion certaine qu'il
avait de sa mort, et me priait bien fort d'en user
de même. Quand il les voyait auprès de lui, il
contrefaisait la chère plus gaie et les paissait de
belles espérances.
Sur ce point je le laissai pour les aller appeler.
Ils composèrent leur visage le mieux qu'ils purent
pour un temps. Et après nous être assis autour
de son lit nous quatre seuls, il dit ainsi d'un visage
posé et comme tout éjoui : « Mon oncle, ma
femme, je vous assure sur ma foi, que nulle nou-
velle atteinte de ma maladie ou opinion mauvaise
que j'aie de ma guérison, ne m'a mis en fantaisie
de vous faire appeler pour vous dire ce que j'en-
treprends ; car je me porte, Dieu merci, très
bien et plein de bonne espérance ; mais ayant
de longue main appris, tant par longue expé-
rience que par longue étude, le peu d'assurance
qu'il y a à l'instabilité et inconstance des choses
humaines, et même en notre vie que nous tenons
si chère, qui n'est toutefois que fumée et chose de
néant ; et considérant aussi, que puisque je suis
malade, je me suis d'autant approché du danger
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 189
de la mort, j'ai délibéré de mettre quelque ordre
à mes affaires domestiques, après en avoir, eu
votre avis premièrement. » Et puis adressant
son propos à son oncle : « Mon bon oncle, dit-il,
si j'avais à vous rendre à cette heure compte des
grandes obligations que je vous ai, je n'aurais
en pièce fait : il me suffit que jusques à présent,
où que j'aie été, et à quiconque j'en aie parlé,
j'aie toujours dit que tout ce que un très sage,
très bon et très libéral père, pouvait faire pour
son fils, tout cela avez-vous fait pour moi, soit
pour le soin qu'il a fallu à m 'instruire aux bonnes
lettres, soit lorsqu'il vous a plu me pousser aux
états : de sorte que tout le cours da ma vie a été
plein de grands et recommandables offices
d'amitiés vôtres envers moi : somme, quoi que
j'aie, je le tiens de vous, je l'avoue de vous, je
vous en suis redevable, vous êtes mon vrai
père ; ainsi comme fils de famille je n'ai nulle
puissance de disposer de rien, s'il ne vous plaît
de m'en donner congé. » Lors il se tut et attendit
que les soupirs et les sanglots eussent donné
loisir à son oncle de lui répondre qu'il trouverait
toujours très bon tout ce qu'il lui plairait. Lors
ayant à le faire son héritier, il le supplia de prendre
de lui le bien qui était sien.
Et puis, détournant sa parole à sa femme :
« Ma semblance, dit-il (ainsi l'appelait-il souvent,
igO LETTRE DE MONSIEUR
pour quelque ancienne alliance qui était entre
eux), ayant été joint à vous du saint nœud du
mariage, qui est l'un des plus respectables et
inviolables que Dieu ait ordonné ça bas, pour
l'entretien de la société humaine, je vous ai
aimée, chérie, et estimée autant qu'il m'a été
possible, et suis tout assuré que vous m'avez
rendu réciproque affection, que je ne saurais assez
reconnaître. Je vous prie de prendre de la part
de mes biens ce que je vous donne, et vous en
contenter, encore que je sache bien que c'est
bien peu au prix de vos mérites, »
Et puis, tournant son propos à moi : « Mon
frère, dit-il, que j'aime si chèrement et que j'avais
choisi parmi tant d'hommes, pour renouveler
avec vous cette vertueuse et sincère amitié,
de laquelle l'usage est par les vices dès si long-
temps éloigné d'entre nous qu'il n'en reste que
quelques vieilles traces en la mémoire de l'anti-
quité, je vous supplie pour signal de mon affec-
tion envers vous, vouloir être successeur de ma
bibliothèque et de mes livres que je vous donne :
présent bien petit, mais qui part de bon cœur,
et qui vous est concevable pour l'affection que
vous avez aux Lettres. Ce vous sera jjivTipioa-uvov
tui sodalis. »
Et puis, parlant à tous trois généralement,
loua Dieu, de quoi en une si extrême nécessité
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE I9I
il se trouvait accompagné de toutes les plus chères
personnes qu'il eut en ce monde ; et qu'il lui
semblait très beau à voir une assemblée de quatre
si accordants et si unis d'amitié, faisant, disait-il,
état, que nous nous entraînions unanimement les
uns pour l'amour des autres. Et nous ayant re-
commandé les uns aux autres, il suivit ainsi :
« Ayant mis ordre à mes biens, encore ms faut-il
penser à ma conscience. Je suis chrétien, je suis
catholique : tel ai vécu, tel suis-je délibéré de
clore ma vie. Qu'on me fasse venir un prêtre ;
car je ne veux faillir à ce dernier devoir d'un
chrétien. »
Sur ce point il finit son propos, lequel il avait
continué avec telle assurance de visage, telle
force de parole et de voix, que là où je l'avais
trouvé, lorsque j'entrai en sa chambre, faible,
traînant lentement ses mots, les uns après les
autres, et ayant le pouls abattu comme de fièvre
lente, et tirant à la mort, le visage pâle et tout
meurtri, il semblait lors qu'il vint, conmie par
miracle, de reprendre quelque nouvelle vigueur :
le teint plus vermeil et le pouls plus fort, de sorte
que je lui fis tâter le mien pour les comparer
ensemble. Sur l'heure j'eus le cœur si serré,
que je ne sus rien lui répondre. Mais deux ou
trois heures après, tant pour lui continuer cette
grandeur de courage, que aussi parce que je sou-
192 LETTRE DE MONSIEUR
haitais pour la jalousie que j'ai eue toute ma vie
de sa gloire et de son honneur, qu'il y eut plus
de témoins de tant et si belles preuves de magna-
nimité, y ayant plus grande compagnie en sa
chambre, je lui dis que j'avais rougi de honte
de quoi le courage m'avait failli à ouïr ce que lui,
qui était engagé dans ce mal, avait eu courage
de me dire : que jusques lors j'avais pensé que
Dieu ne nous donnait guères si grand avantage
sur les accidents humains, et croyais mal aisé-
ment ce que quelquefois j'en lisais parmi les
histoires ; mais qu'en ayant senti une telle preuve,
je louais Dieu de quoi ce avait été en une per-
sonne de qui je fusse tant aimé, et que j'aimasse
si chèrement, et que cela me servirait d'exemple
pour jouer ce même rôle à mon tour.
Il m'interrompit pour me prier d'en user ainsi,
et de montrer par effet que les discours que nous
avions tenus ensemble pendant notre santé,
nous ne les portions pas seulement en la bouche,
mais engravés bien avant au cœur et en l'âme,
pour les mettre en exécution aux premières
occasions qui s'offriraient, ajoutant que c'était
la vraie pratique de nos études et de la philoso-
phie. Et me prenant par la main : « Mon frère,
mon ami, me dit-il, je t'assure que j'ai fait assez
de choses, ce me semble, en ma vie, avec autant
de peine et difficulté que je fais celle-ci. Et quand
LE CONSEILLER DE M O N T A I G N E 193
tout est dit, il y a fort longtemps que j'y étais
préparé et que j'en savais ma leçon par cœur.
Mais n'est-ce pas assez vécu jusques à l'âge
auquel je suis ? J'étais prêt à entrer à mon trente-
troisième an. Dieu m'a fait cette grâce, que tout
ce que j 'ai passé, jusques à cette heure de ma vie,
a été plein de santé et de bonheur ; par l'incons-
tance des choses humaines, cela ne pouvait
guère plus durer. Il était meshui temps de se
mettre aux affaires et de voir mille choses mal
plaisantes, comme l'incommodité de la vieillesse,
de laquelle je suis quitte par ce moyen. Et puis,
il est vraisemblable que j'ai vécu jusqu'à cette
heure avec plus de simplicité et moins de malice
que je n'eusse par aventure fait, si Dieu m'eut
laissé vivre jusqu'à ce que le soin de m'enrichir
et accommoder mes affaires luc fut entré dans
la tête. Quant à moi, je suis certain, que je
m'en vais trouver Dieu et le séjour des bienheu-
reux. » Or, parce que je montrais même au visage
l'impatience que j'avais à l'ouïr : « Comment,
mon frère, me dit-il, me voulez-vous faire peur?
Si je l'avais, à qui serait-ce à me l'ôter qu'à vous ? »
Sur le soir, parce que le notaire survint, qu'on
avait mandé pour recevoir son testament (^), je le
lui fis mettre par écrit, et puis je lui fus dire s'il
ne le voulait pas signer ; « Non pas signer, dit-il,
Je le veux faire moi-même. Mais je voudrais.
194 LETTRE DE MONSIEUR
mon frère, qu'on me donnât un peu de loisir ;
car je me trouve extrêmement travaillé et si
affaibli, que je n'en puis quasi plus. » Je me mis
à changer de propos ; mais il se reprit soudain
et me dit qu'il ne fallait pas grand loisir à mourir,
et me pria de savoir si le notaire avait la main bien
légère, car il n'arrêterait guères à dicter. J'ap-
pelai le notaire, et sur le champ il dicta si vite
son testament qu'on était bien empêché à le
suivre. Et ayant achevé, il me pria de lui lire,
et parlant à moi : « Voilà, dit-il, le soin d'une belle
chose que nos richesses. Sunt hcec quce hominibus
vocantur hona. » Après que le testament eût été
signé, comme sa chambre était pleine de gens,
il me demanda s'il ferait mal de parler. Je lui
dis que non, mais que ce fût fort doucement.
Lors il fit appeler Madamoiselle de Saint-
Quentin (1), sa nièce, et parla ainsi à elle : « Ma
nièce, m'amie, il m'a semblé depuis que je t'ai
connue, avoir vu reluire en toi des traits de très
bonne nature ; mais ces derniers offices que tu fis
avec si bonne affection, et telle diligence, à ma
présente nécessité, me promettent beaucoup de
toi, et vraiment je t'en suis obligé et t'en remercie
très affectueusement. Au reste, pour ma décharge,
je t'avertis d'être premièrement dévote envers
Dieu : car c'est sans doute la principale partie
de notre devoir, et sans laquelle nulle autre ac-
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE I95
tion ne peut être ni bonne ni belle : et celle-là
y étant bien à bon escient, elle traîne après soi
par nécessité toutes autres actions de vertu. Après
Dieu, il te faut aimer et honorer ton père et ta
mère, même ta mère, ma sœur, que j'estime des
meilleures et des plus sages femmes du monde,
et te prie de prendre d'elle l'exemple de ta vie.
Ne te laisse point emporter aux plaisirs ; fuis
comme peste ces folles privautés que tu vois
les femmes avoir quelquefois avec les hommes,
car encore que sur le commencement elles n'aient
rien de mauvais ; toutefois petit à petit elles cor-
rompent l'esprit, elles conduisent à l'oisiveté,
et de là, dans le vilain bourbier du vice. Crois-
moi : la plus sûre garde de la chasteté à une fille,
c'est la sévérité. Je te prie, et veux qu'il te sou-
vienne de moi, pour avoir souvent devant les
yeux l'amitié que je t'ai portée, non pas pour te
plaindre et pour te douloir de ma perte, et cela
défends-je à tous mes amis, tant que je puis,
attendu qu'il semblerait qu'ils fussent envieux
du bien, duquel, merci à ma mort, je me verrai
bientôt jouissant : et t'assure, ma fille, que si
Dieu me donnait à cette heure à choisir, ou de
retourner à vivre encore, et d'achever le voyage
que j'ai commencé, je serais bien empêché au
choix. Adieu, ma nièce, m 'amie. »
Il fit après appeler Madamoiselle d'Arsac Q),
hA. BOÉTIE 13
196 LETTRE DE MONSIEUR
sa belle-fille, et lui dit : « Ma fille vous n'avez
pas grand besoin de mes avertissements, ayant
une telle mère, que j'ai trouvée si sage, si bien
conforme à mes conditions et volontés, ne m 'ayant
jamais fait nulle faute. Vous serez très bien ins-
truite d'une telle maîtresse d'école. Et ne trouvez
point étrange si moi, qui ne vous attouche d'au-
cune parenté, me soucie et me mêle de vous.
Car étant fille d'une personne qui m'est si proche,
il est impossible que tout ce qui vous concerne
ne me touche aussi. Et pourtant ai-je toujours eu
tout le soin des affaires de Monsieur d'Arsac,
votre frère, comme des miennes propres. Vous
avez de la richesse et de la beauté assez : vous
êtes damoiselle de bon lieu. Il ne vous reste que
d'y ajouter les biens de l'esprit, ce que je vous
prie vouloir faire. Je ne vous défends pas le
vice qui est tant détestable aux femmes, car
je ne veux pas penser seulement qu'il vous
puisse tomber en l'entendement : voire je crois
que le nom même vous en est horrible. Adieu,
ma belle-fille. »
Toute la chambre était pleine de cris et de
larmes, qui n'interrompaient toutefois nullement
le train de ses discours, qui furent longuets.
Mais après tout cela il commanda qu'on fit sortir
tout le monde, sauf sa garnison, ainsi nomma- t-il
les filles qui le servaient. Et puis, appelant mon
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 197
frère de Beauregard (*) : «Monsieur de Beauregard,
lui dit-il, je vous mercie bien fort de la peine
que vous prenez pour moi : vous voulez bien que
je vous découvre quelque chose que j'ai sur le
cœur à vous dire. » De quoi quand mon frère
lui eut donné l'assurance, il suivit ainsi : «Je vous
jure que de tous ceux qui se sont mis à la réfor-
mation de l'Église, je n'ai jamais pensé qu'il y
en ait eu un seul qui s'y soit mis avec meilleur
zèle, plus entière, sincère et simple affection
que vous. Et crois certainement que les seuls vices
de nos prélats, qui ont sans doute besoin d'une
grande correction, et quelques imperfections que
le cours du temps a apporté en notre Église,
vous ont incité à cela : je ne vous en veux pour
cette heure démouvoir : car aussi ne prie-je
pas volontiers personne de faire quoi que ce soit
contre sa conscience. Mais je vous veux bien
avertir, qu'ayant respect de la bonne réputation
qu'a acquis la maison de laquelle vous êtes, par
une continuelle concorde : maison que j'ai autant
chère que maison du monde : mon Dieu, quelle
case, de laquelle il n'est jamais sorti acte que
d'homme de bien ! aysLDt respect à la volonté
de votre père, ce bon père à qui vous devez tant,
de votre oncle, à vos frères, vous fuirez ces
extrémités : ne soyez point si âpre et si violent :
accommodez- vous à eux. Ne faites point de
IçS LETTRE DE MONSIEUR
bande et de corps à part : joignez-vous ensemble.
Vous voyez combien de ruines, ces dissentions
ont apporté en ce royaume ; et vous réponds
qu'elles en apporteront de bien plus grandes.
Et comme vous êtes sage et bon, gardez de mettre
ces inconvénients parmi votre famille, de peur
de lui faire perdre la gloire et le bonheur duquel
elle a joui jusques à cette heure. Prenez en bonne
part, Monsieur de Beauregard, ce que je vous en
dis, et pour un certain témoignage de l'amitié
que je vous porte. Car pour cet effet me suis-je
réservé jusques à cette heure à vous le dire ;
et à l'aventure vous le disant en l'état auquel
vous me voyez vous donnerez plus de poids et
d'autorité à mes paroles. » Mon frère le remercia
bien fort.
Le lundi matin, il était si mal qu'il avait quitté
toute espérance de vie. De sorte que dès lors
qu'il me vit, il m'appela tout piteusement, et me
dit : « Mon frère, n'avez-vous pas de compassion
de tant de tourments que je souffre ? Ne voyez-
vous pas meshui, que tout le secours que vous me
faites, ne sert que d'allongement à ma peine ? »
Bientôt après, il s'évanouit de sorte qu'on le
cuida abandonner pour trépassé : en fin, on le
réveilla à force de vinaigre et de vin. Mais il ne
vit de fort longtemps après, et nous oyant crier
autour de lui, il nous dit : « Mon Dieu, qui me
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 199
tounnente tant ? Pourquoi m'ôte-t-on de ce grand
et plaisant repos auquel je suis ? Laissez-moi,
je vous prie. » Et puis m'oyant, il me dit : « Et
vous aussi, mon frère, vous ne voulez donc pas
que je guérisse? O quel aise vous me faites
perdre ! » Enfin, s 'étant encore plus remis, il
demanda un peu de vin. Et puis s'en étant bien
trouvé, me dit que c'était la meilleure liqueur
du monde. « Non est dea, fis-je pour le mettre
en propos, c'est l'eau. — C'est mon, répliqua-t-il,
uôtop àp'.o-rov (1). » Il avait déjà toutes les extré-
mités jusques au visage, glacées de froid, avec
une sueur mortelle qui lui coulait le long du
corps : et n'y pouvait-on quasi plus trouver
nulle connaissance de pouls. Ce matin, il se con-
fessa à son prêtre : mais parce que le prêtre n'avait
pas apporté tout ce qu'il lui fallait, il ne lui put
dire la messe. Mais le mardi matin, M. de La
Boétie le demanda, pour l'aider, dit-il, à faire
son dernier office chrétien. Ainsi, il ouït la messe
et fit ses Pâques. Et conmie le prêtre prenait
congé de lui, il lui dit : « Mon père spirituel,
je vous supplie humblement, et vous et ceux qui
sont tous de votre charge, priez Dieu pour moi
soit qu'il soit ordonné par les très sacrés trésors
des desseins de Dieu que je finisse à cette heure
mes jours, qu'il ait pitié de mon âme, et me par-
donne mes péchés, qui sont infinis, comme il
200 LETTRE DE MONSIEUR
n'est pas possible que si vile et si basse créature
que moi aie pu exécuter les commandements
d'un si haut et si puissant maître : ou s'il lui
semble que je fasse encore besoin par deçà,
et qu'il veuille me réserver à quelque autre heure,
suppliez-le qu'il finisse bien tôt en moi les angoisses
que je souffre, et qu'il me fasse la grâce de guider
dorénavant mes pas à la suite de sa volonté,
et de me rendre meilleur que je n'ai été. » Sur
ce point il s'arrêta un peu pour prendre haleine :
et voyant que le prêtre s'en allait, il le rappela,
et lui dit : « Encore veux-je dire ceci en votre
présence : Je proteste, que comme j'ai été bap-
tisé, ai vécu, ainsi veux-je mourir sous la loi et
religion que Moïse planta premièrement en
Egypte, que les Pères reçurent depuis en Judée,
et qui de main en main par succession de temps
a été apportée en France. » Il sembla, à le voir,
qu'il eut parlé encore plus longtemps, qu'il eut
pu : mais il finit, priant son oncle et moi de prier
Dieu pour lui. « Car ce sont, dit-il, les meilleurs
offices que les chrétiens puissent faire les uns
pour les autres. » Il s'était en parlant, découvert
une épaule, et pria son oncle la recouvrir, encore
qu'il eut un valet près de lui. Et puis, me regar-
dant : « Ingenui est, dit-il, cui multum deheas, et
plurinum velle dehere. » M. de Belot le vint voir
après-midi, et il lui dit, lui présentant sa main :
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 201
« Monsieur mon bon ami, j'étais ici à même pour
payer ma dette, mais j'ai trouvé un bon créditeur
qui me l'a remise. » Un peu après, comme il se
réveillait en sursaut : « Bien, bien, qu'elle vienne
quand elle voudra, je l'attends gaillard et de pied
coi » ; mots qu'il redit deux ou trois fois en sa
maladie. Et puis, comme on lui entr 'ouvrait la
bouche par force pour le faire avaler : « An vivere
tanti est ? » dit-il, tournant son propos à M. de
Belot (}). Sur le soir, il conmiença bien à bon
escient à tirer aux traits de la mort ; et comme je
soupais, il me fit appeler, n'ayant plus que l'image
et que l'ombre d'un homme, et comme il disait
de soi-même : « Non homo, sed species hominis. »
U me dit, à toutes peines : « Mon frère, mon
ami, plut à Dieu que je visse les effets des ima-
ginations que je viens d'avoir. » Après avoir at-
tendu quelque temps, qu'il ne parlait plus, et
qu'il tirait des soupirs tranchants pour s'en eiSFor-
cer, car dès lors la langue commençait fort à
lui dénier son office : « Quelles sont-elles, mon
frère? lui dis-je. — Grandes, grandes, me ré-
pondit-il. — Il ne fut jamais, suivis-je, que je
n'eusse cet honneur que de communiquer à
toutes celles qui vous venaient à l'entendement,
voulez-vous pas que j'en jouisse encore ? — C'est
non dea, répondit-il ; mais, mon frère, je ne puis :
elles sont admirables, infinies, et indicibles. »
202 LETTRE DE MONSIEUR
Nous en demeurâmes là, car il n'en pouvait plus.
De'^sorte qu'un peu auparavant il avait voulu
parler à sa femme, et lui avait dit d'un visage
plus gai qu'il le pouvait contrefaire, qu'il avait
à lui dire un conte. Et sembla qu'il s'efforçât
pour parler : mais la force lui défaillant, il de-
manda un peu de vin pour la lui rendre. Ce fut
pour néant ; car il s'évanouit soudain, et fut long-
temps sans voir. Étant déjà bien voisin de sa
mort et oyant les pleurs de Madamoiselle de La
Boétie, il l'appela, et lui dit ainsi : « Ma sem-
blance, vous vous tourmentez avant le temps :
voulez-vous pas avoir pitié de moi ? Prenez cou-
rage. Certes je porte plus la moitié de peine,
pour le mal que je vous vois souffrir, que pour
le mien, et avec raison, parce que les maux que
nous sentons en nous, ce n'est pas nous propre-
ment qui les sentons, mais certains sens que Dieu
a mis en nous : mais ce que nous sentons pour les
autres, c'est par certain jugement et par discours
de raison que nous le sentons. Mais je m'en vais. »
Ce disait-il, parce que le cœur lui faillait. Or,
ayant eu peur d'avoir étonné sa femme, il se
reprit et dit : « Je m'en vais dormir, bonsoir,
ma femme, allez- vous-en. » Voilà le dernier
congé qu'il prit d'elle. Après qu'elle fut partie :
« Mon frère, me dit-il, tenez-vous auprès de moi,
s'il vous plaît. » Et puis, ou sentant les pointes
LE CONSEILLER DE MONTAIGNE 203
de la mort plus pressantes et poignantes, ou bien
la force de quelque médicament chaud qu'on
lui avait fait avaler, il prit une voix plus éclatante
et plus forte, et donnait des tours dans son lit
avec tout plein de violence de sorte que toute la
compagnie commença à avoir quelque espérance,
par ce que jusques lors la seule faiblesse nous
l'avait fait perdre. Lors, entre autres choses, il se
prit à me prier et reprier avec une extrême affec-
tion, de lui donner une place : de sorte que j'eus
peur que son jugement fut ébranlé. Même que
lui ayant bien doucement remontré qu'il se lais-
sait emporter au mal, et que ces mots n'étaient
pas d'homme bien rassis, il ne se rendit point
au premier coup, et redoubla encore plus fort :
« Mon frère , mon frère me refusez-vous une place ? »
Jusques à ce qu'il me contraignit de le convaincre
par raison, et de lui dire, que puisqu'il respirait
et parlait, et qu'il avait corps, il avait par consé-
quent son Heu. « Voire, voire, me répondit-il
lors, j'en ai, mais ce n'est pas celui qu'il me faut :
et puis, quand tout est dit, je n'ai plus d'être.
— Dieu vous en donnera un bientôt, lui fis-je.
— Y fussé-je déjà, mon frère, me répondit-il ;
il y a trois jours que j'ahanne pour partir. »
Étant sur ces détresses, il m'appela souvent
pour s'informer seulement si j'étais près de lui.
En fin il se mit un peu à reposer, qui nous con-
204 LETTRE DE MONTAIGNE
firma encore plus en notre bonne espérance.
De manière que sortant de sa chambre, je m'en
réjouis avecque Madamoiselle de La Boétie.
Mais une heure après, ou environ, me nommant
une fois ou deux, et puis tirant à soi un grand
soupir, il rendit l'âme, sur les trois heures du
mercredi matin dix-huitième d'août, l'an mil
cinq cent soixante- trois après avoir vécu 32 ans,
sept mois et dix-sept jours (^).
NOTES
Page 49. — (^) C'est le titre que La Boétie lui-même
avait donné. Ce témoignage est confirmé dans
les Essais : « C'est un discours auquel il donne
nom : De la servitude volontaire ; mais ceux
qui l'ont ignoré l'ont bien proprement depuis
rebaptisé : Le Contr'un. » (Essais, t. I, ch. 28.)
Page 49. — P) A ce propos, Feugère a rappelé des
passages d'Hérodote, de Polybe et de Plutarque.
On y peut joindre d'autres noms, Xénophon
et Tacite notamment. (L. Delornelle, L'ins-
piration antique dans le « Discours de la Servitude
volontaire », Revue d! histoire littéraire de la France^
t. XVII (17e année), p. 34-72.
Page 51. — (^) C'est ici que commence le long frag-
ment de La Boétie qui a été publié, pour la pre-
mière fois^, dans le second dialogue du Réveille-
matin des François en 1574 et qui donne le premier
texte connu de La Servitude volontaire, accom-
modée aux besoins du moment.
Page 53. — (^) On a mis plusieurs noms sous le per-
sonnage du tyran, et on a voiJu y voir un portrait.
U est vraisemblable d'y reconnaître une figure
2o6 NOTES
symbolique, qui rassemble et qui groupe les élé-
ments historiques d'un personnage à la fois précis
et indéterminé. « Ainsi, dit M. Delornelle (loco
citato), tous les traits de cette figure anonyme se
retrouvent dans l'image que l'histoire nous a
laissée de Néron. Plusieurs mêmes ne s'appliquent
à personne mieux qu'à l'empereur romain. C'est
de lui, nous pouvons maintenant l'affirmer,
que La Boétie s'est souvenu dans cette page pour
incarner le type du tyran. »
Page 54. — (^) Guerdon, récompense : entreténement,
nous dirions maintenant entretien, loyer : récom-
pense.
Page 54. — (^) 5e rebouche, s'émousse.
Page 55. — (^) Mâtine, maltraite. Montaigne parle
« de se laisser mâtiner contre l'honneur de son
rang ». (Essais, III, 3.)
Page 57. — (^) Est à dire, leur manque, lui fait
défaut. Il est aisé de dire comment La Boétie
en est venu à l'idée que la liberté fait partie des
droits naturels, imprescriptibles de l'humanité :
c'est par Cicéron qu'il connaît sa doctrine, et par
ses traités philosophiques.
Page 64. — (^) Ces vers ne se trouvent pas dans les
vers déjà connus de La Boétie et ceci confir-
merait ce que l'auteur vient d'en dire.
Page 64. — {^) Guillaume de Lur de Longa, conseiller-
lay au Parlement de Bordeaux depuis 1528.
C'était un fervent ami des lettres. Il fut reçu
NOTES 207
le 24 mars 1524, se démit de ses fonctions le 20 jan-
^'^e^ 1553, en faveur de La Boétie lui-même,
et garda ses entrées au Parlement, malgré la
cession de son office, sans toutefois y « avoir
opinion ». Il mourut en 1557.
Page 65. — {^) On pourrait croire que cette énumé-
ration du tyran provient de la Politique d'Aris-
tote. n n'en est rien et ce passage résume d'autres
faits historiques connus alors de La Boétie.
Page 70. — (^) C'est sans doute ce passage qui a
donné lieu à Montaigne de croire que La Boétie
« eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat ».
(Essais, 1. I, eh. 27.)
Page 74. — (^) 5e gorgiasent sous la barde, c'est-à-dire
se pavanent sous l'armure.
Page 78. — {^) Ce n'est pas dann le traité Des Mala-
dies, mentionné par La Boétie, mais bien dans
celui Des airs, des eaux et des lieux, que La Boétie
aurait dû alléguer Hippocrate.
Page 83. — (^) Autour de cette idée principale :
que le peuple est lâche et crédule, viennent
s'énumérer et se grouper un assez grand nombre
d'exemples historiques d'origine diverse : allusion
à l'opuscule de Hiéron sur le tyran ; comment
on abêtit les Lygiens, et comment les rois d'As-
syrie et d'Egypte abusent le peuple. A noter
cependant une allusion aux événements contem-
porains, qui prouve le loyaUsme de l'auteur,
208 NOTES
par le souci de ménager le sang et les forces des
Français.
Page 87. — (}) On ne reconnaîtrait guère, sous cette
traduction peu poétique, les beaux vers de Vir-
gile, Enéide, ch. vi, v. 385 et suiv.
Page 88. — (^) Les quatre premiers chants de La
Franciade, — les seiJs qui parurent, — furent
publiés seulement en 1572, quelques jours
après la Saint-Barthélémy. Mais Ronsard avait
conçu le projet de ce poème épique plus de
vingt ans auparavant. Il en avait longuement
entretenu ses amis et ses protecteurs. Le prologue
de La Franciade fut lu devant Henri II par Lan-
celot de Carie, le jour des Rois de 1550 ou 1551,
si l'on en croit Olivier de Magny, qui assistait
lui-même à cette audition.
Page 88. — (^) La Boétie fait allusion ici aux Pana-
thénées, fêtes religieuses instituées, dit-on, par
Erichlorius, roi d'Athènes (1573-1556 avant Jésus-
Christ). On sait que, pendant ces fêtes, avaient
lieu des processions de canéphores, c'est-à-dire
de jeunes filles, portant sur leur tête des corbeilles
enguirlandées.
Page 89. — (^) Serait-ce ce passage qui pourrait
expliquer le Discours de la servitude volontaire ?
« Vous aviez le livre de la Servitude volontaire
fait par La Boétie, conseiller au parlement de
Bordeaux, irrité de ce que, voulant voir la salle
. de bal, un archer de la garde, qui le sentit à l'éco-
NOTES 209
lier, lui laissa tomber sa hallebarde sur le pied ;
de quoi cestui-ci, criant justice par le Louvre,
n'eut que risée des grands qui l'entendirent. »
(Agrippa d'Aubigné, Histoire universelle, édi-
tion de Ruble, 1890, t. IV (1573-1575, p. 189.)
En ce cas, cet incident, que d'Aubigné place sous
la date de 1573, aurait été antérieur à la date
véritable qu'il aurait dû avoir
Page 92. — (^) Ils nacquetent, ils servent. Le nacquet
était, proprement, le valet qui servait les joueurs,
au jeu de paume.
Page 98, — (^) La Boétie interprète ici les souvenirs
antiques dont son esprit était plein et qui se trans-
forment sous sa plume.
Page 100. — (^) Le poète toscan, Pétrarque, sonnet 17.
Page 101. — {}) On ne saurait mettre en doute la
parfaite authenticité du texte môme de La Boétie,
d'abord parce que nous en avons deux copies
complètes et contemporaines, et aussi parce que
nous en possédons une analyse, par Jean-Jacques
de Mesme, complète également et qui suit pas
à pas le texte de La Boétie.
Page 102. — (^) On a déjà fait remarquer que cette
conclusion s'adapte mal à l'ensemble du Dis-
cours, a Notre étonnement sera moindre, dit
M. Delornelle (loco citato), si, à côté de la Servi-
tude volontaire, nous ouvrons, à la dernière page
aussi, de l'Économique de Xénophon, que Lp Boétie
avait traduit aussi. On remarque aisément que
210 NOTES
La Boétie dépasse la portée de cet ouvrage d'éco-
nomie rurale. « L'exemple de Xénophon lui aura
fermé les yeux sur ce que cette conclusion avait
de brusque et d'inattendu. »
Mémoire touchant l'Édit de Janvier 1562.
Page 106. — (^) Ouvre, travaille, opère.
Page 108. — (^) Le copiste, inintelligent ou inattentif,
a perdu ici le sens de l'auteur, et a essayé de le
ressaisir en se corrigeant. Nous avons tenté
de le redifier, sans prétendre l'expliquer absolu-
ment.
Page 119. — (^) En 1548, Charles-Quint avait pré-
senté à la diète d'Augsbourg une sorte de concor-
dat, désigné depuis sous le nom à.' Intérim d'Augs-
bourg, par lequel l'Empereur concédait aux pro-
testants la communion sous les deux espèces et le
mariage des prêtres, jusqu'à ce que l'Eglise eût
pris une décision à cet égard, par la voie d'un
concile général.
Page 120. — (^) Dans la Servitude volontaire, La Boétie
a pris soin également de vanter la bonté des rois
de France et la soumission de leurs sujets. (Œuvres,
éd. P. Bonnefon, p. 43.)
Page 120. — (^) Ce tableau énergique doit être rap-
proché du langage que La Boétie mourant tint
à Thomas de Montaigne, sieur de Beauregarû,
NOTES 211
frère cadet de Michel et qui avait embrassé
les doctrines de la Réforme. (Œuvres, p. 317.)
Page 121. — (^) Garhoil, querelle, grabuge.
Page 123. — (^) A compter de la date de l'édit du
17 janvier 1562, cela indiquerait que le mémoire
fut écrit vers la lin d'août ou le début de septembre
suivant.
Page 124. — (^) Ceci confirmerait la date indiquée
ci-dessus et reporterait le propos relevé à une
époque où il était parfaitement de mise.
Page 127. — (^) Ce lieutenant du Roi est manifeste-
ment Charles de Coucy de Burie, que La Boétie
accompagnait en octobre 1561. Mais faut-il voir
ici une allusion à cette circonstance ? En ce cas,
l'évaluation : « il y a neuf mois ou plus » serait
un peu courte. L'auteur, d'ailleurs, embrasse
ce qui s'est passé, « en Guyenne «, « en moins d'un
an ». n est permis de trouver dans ce passage
l'expression des sentiments que La Boétie avait
gardés de sa mission à Agen et de son intervention
auprès des huguenots. Son libéralisme n'avait pas
été compris, et il voyait maintenant que la ques-
tion religieuse servait de prétexte à l'exercice de
bien des passions égoïstes.
Page 128. — {}) Le dimanche 16 novembre 1561.
Page 129. — {}) André Bodenstein, de Carlsbad
(1483-1532).
Page 129. — («) Ulrich Zwingli (1484-1531).
LA BOKTIE 14
212 NOTES
Page 129. — (^) Jean Husgen, dit Acolempade (1482-
1531).
Page 129. — (*) Gaspard de Schwenkfeld (1490-
1561), fondateur des Confesseurs de la gloire de
Dieu.
Page 129. — {^) André Osiander (1498-1552).
Page 129. — (^) Matthias Flach-Francowitz, plus
connu sous le nom de Flocius Illyricus (1520-
1575).
Page 130. — (1) Francesco Stancari (1401-1574),
théologien italien, qui vécut et mourut en Po-
logne.
Page 138. — (^) Le duc de Saxe était Jean-Frédéric
(1503-1564), le landgrave de Hesse Philippe le
Magnanime (1504-1567), le marquis de Brande-
bourg Joachim II (1505-1571), le duc de Wurtem-
berg Ulric VIII (1487-1550).
Page 163. — (^) Passer pour Panser.
Page 165. — (^) Il manquait évidemment le mot :
pari^enir.
Page 171. — (^) Jean de Morvilliers, prélat et homme
d'Etat, qui naquit à Blois le 1®^ décembre 1506
et mourut à Tours Iç 23 octobre 1577. Évêque
d'Orléans depuis 1562, ambassadeur à Venise,
il assista successivement au colloque de Poissy
(1561), au concile de Trente (1562), et fut garde
des sceaux de 1568 à 1570. Voy. G. Baguenault
DE PuCHESSE.
NOTES 213
Lettre de Montaigne
Page 183. — (^) François de Peyrusse, comte d'Es-
cars, était lieutenant du Roi en Guyenne depuis
les premiers mois de 1559.
Page 183. — (^) Gernignan, village de la commime
de Taillan, à peu de distance au nord-ouest de
Bordeaux. La Boétie s'y arrêta à la maison de
campagne de Richard de Lestonnac, beau-frère
de Montaigne.
Page 183. — • (^) Avant d'être curé de Bouilhonnas,
Etienne de La Boétie avait été prieur des Vays-
sières, près Sarlat, et il avait étudié à Toulouse,
au collège Saint-Martial, de 1517 à 1523. Il prit
son grade de bachelier en droit le 3 mars 1523.
Page 193. — (^) Montaigne se trompe légèrement en
donnant à ce testament la date du dimanche
15 août. C'est le samedi 14 qu'il fut confectionné.
Page 194. — (i) C'était la fille de sa sœur Anne,
épouse de Jean Le Bigot, seigneur de Saint-
Quentin, près Castillonnès.
Page 195. — (i) Marguerite de Carie avait eu de son
premier mari, Jean d'Arsac, deux enfants :
un fils, Gaston d'Arsac, et une fille, Jaquette
d'Arsac.
Page 197. — (i) Né le 17 mai 1534, Thomas de
Montaigne, sieur de Beauregard, était le frère
cadet de Michel. D épousa plus tard Jaquette
d'Arsac, belle-fille de La Boétie,
214 NOTES
Page 199. — (^) C'est le commencement de la pre-
mière Olympique de Pindare.
Page 201. — (^) Le conseiller Jean de Belot, seigneur
et vicomte de Pommiers, appartint d'abord au
parlement de Bordeaux, puis fut maître des re-
quêtes de l'hôtel du Roi. Ronsard et Baïf le
louèrent.
Page 204. — (^) Cette lettre s'achève, dans l'édition
originale, par la mention suivante qui clôt le
volume : « Achevé d'imprimer le 24 de novembre
1570 ».
la collection des
chefs-d'œuvre méconnus
est imprimée par
frédéric paillart
imprimeur a abbeville
(somme), sur vélin
PUR chiffon des PAPETERIES
d'annonay et de renage
JG
139
L33
1922
La Boétie, Etienne de
Discours de la servitude
volontaire
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